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D'Algérie - Djezaïr
Mouvement de réconciliation

Proposer une devise

"Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit." Albert Camus// "La vérité jaillira de l'apparente injustice." Albert Camus - la peste// "J'appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'intarissable espérance." Jacques Berque// « Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot 'barbare'. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? ne pas parler du 'Tamazirt', la langue, et d''Amazir', ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre ? » Kateb Yacine// "le français est notre butin de guerre" Kateb Yacine.// "Primum non nocere" (d'abord ne pas nuire) Serment d'Hippocrate// " Rerum cognoscere causas" (heureux celui qui peut pénétrer le fond des choses) Virgile.// "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" Albert Camus.

D'Algérie-Djezaïr

Le MOUVEMENT D’Algérie-Djezaïr vient d’être officialisé par plus d’une centaine de membres fondateurs résidant dans le monde entier, ce 22 juin 2008 à Saint Denis (Paris - France). Il est ouvert à toutes celles et ceux qui voudront le rejoindre, natifs d'Algérie, et leurs descendants.

ORGANISATION

Elle est démocratique, c'est-à-dire horizontale, sans centralisme, et sans direction. Les décisions essentielles doivent être conformes à l’esprit du Texte Fondateur. Elles sont prises après larges consultations, où tous les membres donnent leurs opinions. Les règles internes sont arrêtées par les "adhérents". Pas de cotisations. Les groupes et le Mouvement trouvent les moyens de faire aboutir leurs actions.

A deux pas de la fermeture de ce blog, à une courte encablûre d'un triste anniversaire pour beaucoup...

...un témoignage bienvenu. Les enfants aussi ont souffert! Guérit-on de son enfance?

Mon témoignage
Annie Barré Rubio
Janvier 2012
Algérie, la fuite
On part ! Mostaganem, 26 juin 1962. J’ai 12 ans. Je m’appelle Annie Rubio. La porte s’ouvre, mon père entre, blême. C’est sans appel : on part. Mais enfin François, mon linge n’est pas encore rangé dans l’armoire! Ma mère reste là, plantée devant lui ; dans ses bras une pile de linge blanc fraîchement repassé ; tache lumineuse dans la pénombre tiède de la maison. A l’argument dérisoire de ma mère, réponse définitive de mon père : On part ! C’est sans appel.
J’ai 12 ans et une ou deux heures de plus. La valise est bouclée, remplie à la hâte de façon improbable : papiers, linge d’été… Un grand sac, vite : boîtes de conserves, biscuits et autres victuailles raflées dans le placard... Le parasol, on ne sait jamais, l’attente peut être longue au soleil d’été. C’est tout. Dans la précipitation, le frigo plein restera fermé : oubli des gestes usuels de départ. Pas tout à fait : l’électricité est coupée, la porte de notre villa du Centre FPA de Beymouth fermée à clef. Nous sommes dehors. A jamais ; mais ça, nous ne le savons pas.
Une camionnette bâchée, taxi de fortune trouvé in-extremis; la gare ne fonctionne plus. A l‘arrière, face à la route, mon père, un voisin, ma mère, ma grand-mère et moi, toutes trois la tête couverte d’un foulard noué sous le menton. Prudence, les cheveux attirent l’oeil, on peut se faire arrêter. La route défile devant nous, vite, vers Oran-La Senia. Barrage du FLN. On nous arrête. Les coeurs se figent. Un fellagha inspecte nos papiers, à l’envers ; il ne sait pas lire ; ma grand-mère non plus… pas de leur faute. La forme du parasol l’interpelle… Ton léger et rieur de mon père, on en a besoin, c’est l’été ! Lui ne sourit pas. Que va-t-il décider? Rien : il nous rend les papiers et se dirige vers les deux jeunes femmes en décapotable, cheveux au vent, qui viennent de s’arrêter. Nous redémarrons, à demi soulagés… Qu ‘adviendra-t-il d’elles ?
L’aéroport de la Senia est bondé. Je ne reconnais personne dans cette foule d’européens-on nous appelle ainsi- agglutinés sous cet immense hangar fermé par de hautes barrières de grillage et gardé par des soldats. J’entends : 6000 personnes sont là. Debout, assises, couchées par terre, parmi les valises et les bagages improvisés. A perte de vue. Découverte de la promiscuité. Pas de billets d’avion ni de tickets d’embarquement. Surréaliste. Nous nous frayons un passage,
trouvons des places sur des sièges. Au-dessus de nous, la ronde sonore des avions qui atterrissent et décollent. On ne les voit pas d’ici. Chacun attend son tour, ce sera par ordre alphabétique. L’attente sera longue… 6 jours ; on ne le sait pas. Le chaos s’organise: à la pagaille du début succèdent des tentatives spontanées d’autogestion de cette micro société. Les gens partagent leur nourriture, je vois mes parents distribuer ce qu’il nous reste : tous n’ont pas eu le temps d’emporter des provisions ; un effort de discipline est fait pour les toilettes, insuffisantes, vite sales… Après trois nuits en position assise, on nous attribue un lit de camp par famille. Ma grand-mère est âgée, il sera pour elle. L’attente est épuisante, la tension monte d’heure en heure ; d’autant que de la rue, à l’extérieur de l’aéroport, nous parvient une clameur immense, sourde : les arabes, surexcités, fêtant leur victoire. Les cris et les youyous approchent, les drapeaux vert et blanc, nouveaux pour moi, sont brandis et s’agitent tout près de nous, le long de la barrière grillagée… De notre côté, malgré la présence des soldats, c’est la mort possible, la terrible sensation d’être pris comme des rats, la peur, encore.
Doublement. Car côté ciel, le va et vient des avions a cessé, soudain. Le silence est palpable. J’entends : De Gaulle ne veut plus envoyer d’avions. J’entends : la France nous abandonne. Stupeur. Incrédulité. Guerre des nerfs. On veut notre mort ? Nous sommes des naufragés. Mais du haut de mes 12 ans je mesure mal le danger ; pour moi, ce hangar est plutôt un immense terrain de jeu où je retrouve, chaque jour, mes petits amis d’infortune avec qui je sillonne, du matin au soir, cette marée humaine abasourdie, cet océan de lits de camps à la dérive… J’entends : un bébé est né. J’entends : un vieux monsieur est mort… Quatrième jour d’attente, nos provisions personnelles sont épuisées, on nous distribue du pain. Au cinquième jour, le ciel se meuble soudain de bruits de moteurs. J’entends : Pont aérien européen, mot nouveau pour moi. J’entends : Avions étrangers. Les haut-parleurs annoncent la lettre R ; R de Rubio, c’est pour nous. L’épuisement, physique et moral, est tel que nous déménageons vers un autre lieu sans signes de satisfaction ni même de soulagement. Des automates. Mais l’attente n’est pas finie et l’inconfort plus grand dans ce nouvel hangar: pas de sièges, seulement des bancs de bois trop étroits, sans dossiers. La nuit venue, impossible de dormir ; ma grand-mère somnole, vacille, ma mère la retient sans cesse pour lui éviter de tomber; je la vois craquer, réclamant le retour à la maison, se couchant à même le béton, puis se calmant, exténuée. Premier juillet, veille de l’Indépendance. On embarque enfin, mais séparés : mon père à l’avant avec les hommes, nous avec femmes et enfants à l’arrière : nouvelle inquiétude. J’entends : équipage anglais, avion allemand, ou l’inverse… J’entends : pas d’avions français.
Six longs jours d’attente dans cette arche de Noé. Peur, angoisse, stupéfaction, amertume, dégoût, désespoir… communauté de sentiments pour tous ces inconnus en fuite. J’ai 12 ans, la tragédie se déroule derrière une espèce de filtre… Mais je vois, j’entends, ma mémoire enregistre. Je sais.
Atterrissage à Toulouse. La France, ce-pays-référence-qui-est-le-nôtre-mais-où-nous-ne-connaissons-personne-et-où-personne-ne-nous-attend ! Personne ; hormis un parachutiste qui nous accueille avec une aimable sobriété. Sous le grand panneau de la Croix Rouge, personne non plus. Le désert. Vite, la gare de Toulouse : direction immédiate, le port de Sète, où devrait être arrivée la précieuse 4cv blanche immatriculée 634 X 9F que mon père a fait envoyer de là-bas, juste avant de partir. Le train, bondé. Le voyage Toulouse-Sète, debout. Une péripétie de plus que nos corps meurtris par l’épreuve de ces six journées d’attente encaissent : ils sont insensibles.
Nous ne savions pas à l’époque ce qu’était le rush des congés payés. Deux mondes se croisent alors, sans rien savoir l’un de l’autre. Eux, le coeur léger, descendant vers le Sud en vacances. Espoir. Nous, hagards, exténués par les émotions et le manque de sommeil, en transit vers l’Inconnu. Désespoir. Ils doivent envier notre bronzage, ignorant qu’il n’est pas volontaire ; avec notre parasol, nous devons ressembler à des touristes à la dérive… Surréaliste, encore et encore.
Sur le port de Sète, mon père part à la recherche de sa 4cv, parmi les centaines de véhicules garés là, au soleil. Nous l’attendons tout près. Il met du temps à la reconnaître, elle est couleur de boue séchée. J’entends : en les déchargeant, les dockers ont plongé les voitures venant d’Algérie dans l’eau du port. Exprès. J’entends : mesures de représailles. On veut nous punir ? Après nettoyage, la 4cv sera notre toit, notre havre… En attendant, c’est urgent, il faut dormir. Un hôtelier sétois compatissant a pitié de ces quatre zombies titubants, à la recherche d’une chambre, un 1er juillet au soir, dans le Midi ! Il nous en trouve une, de fortune ; mais les lits sont de vrais lits et nous y tombons comme des masses. C’est dans ce sommeil - le plus profond de mon existence je pense -, dans cet oubli, que s’achève notre première journée en France.
Voilà, j’ai 12 ans, ma vie a basculé et je ne le sais pas. Comme celle de mes compagnons d’exode qu’on appellera un peu plus tard pieds-noirs, ou rapatriés.
L’adulte que je serai un jour prendra conscience de la tristesse qui se tapit, là, tout au fond, sous les strates de bonheurs de l’existence qui continue. Mais malgré les joies immenses, malgré les belles choses de la vie, cette tristesse est in-finie. Elle est mienne, elle est nôtre. Tristesse d’une mutilation ; c’est ça : nous sommes des mutilés de l’Histoire. Sous un grand sourire.
*
Provence, l’errance
Après la fuite, l’errance. Qui, l’été 62, rime avec Provence. Nous quittons Sète le 2 juillet. Pourquoi y rester ? Ou pourquoi en partir ? Personne ne nous attend ailleurs. Il faut choisir un point de chute sur la carte dépliée… Ne pas perdre la foi. Où aller ? Ce sera Avignon, pour voir le Pont, le fameux Pont. Souci culturel de mes parents. Dans le profond désarroi qui nous habite, il reste une petite place pour l’émerveillement. Le Pont d’Avignon ! Le Palais des Papes! Tout ce que nous connaissons par les livres est là, c’est notre Culture! Même ma vieille mémé analphabète qui, à 10 ans, travaillait comme domestique chez des patrons au lieu d’aller à l’école, n’en croit pas ses yeux… Mais le va-et-vient des festivaliers -monde maintenant familier pour moi- ne nous concerne pas. On ignore où ils vont, ce qu’ils font, pourquoi ils ont l’air si affairé… Eux aussi nous ignorent. D’ailleurs nous n’existons pour personne. Sauf pour les autres errants de notre espèce, des inconnus à la même déroute, au même accent, que nous rencontrons au hasard d’une place ou d’un coin de rue et avec lesquels nous échangeons des nouvelles… Obsession de pouvoir tomber sur une connaissance de là-bas - qui sait ?- ou sur quelqu’un qui connaîtrait quelqu’un de Perrégaux ou de Mostaganem. Où est notre famille ? Où sont nos voisins, nos amis ? Nous déambulons dans la ville, chaque jour, sans but… Des ombres. Sentiment trouble de déranger, de déplaire… Autour de nous, la voix du festival, éclatante dans la lumière. La nôtre est anonyme, discrète, étranglée, quasi clandestine. Et profondément douloureuse. Cet été 62, l’air d’Avignon aura vibré, sans le savoir, de deux voix distinctes, jamais mêlées. Mon père va, sans nous, à des rendez-vous improvisés sur une place. Rencontres quotidiennes, bouche à oreille. Les nouvelles de là-bas ne sont pas très bonnes pour mes parents qui croient, qui veulent croire, qu’ils sont en train de prendre leur mois de congé en France. Comble de l’innocence. Chaque soir, retour à l’Hôtel Bénézet, notre modeste base près des murailles. Chambres d’hôtels et 4cv seront nos toits cet été là. Je mesure mal la chance que nous avons d’avoir le choix, même si les économies de mes parents ne sont pas mirobolantes. J’entends : camps de transit pour rapatriés. D’autres y sont hébergés.
Juillet prend fin. En employés consciencieux, mes parents veulent tenter de regagner leurs postes. Il est temps de rentrer maintenant… Et la plaisanterie a assez duré. Les valises sont vite bouclées : la nôtre, unique garde-robe d’été pour trois ; la deuxième autorisée, celle de ma grand-mère, est toute petite : une vie de 75 ans en réduction. Le parasol, inutilisé, nous suit. Tout est là. J’ai toujours 12 ans. Et j’ai fait du chemin.
Direction Marseille. Exactement, son port, ses quais. Pas de tourisme ici. Nous, et les innombrables autres, restons là, debout au bord de la Méditerranée, le regard perdu, à interroger l’horizon… Face à nous, l’Algérie, notre chez nous. J’entends : repartir, ne pas repartir? Les gens parlent, parlent, indécis. La voix de ceux qui arrivent d’en face est pleine d’effroi. Un policier, connaissance de Mostaganem, dissuade mes parents de le faire. Il a fui sans même un bagage. Dans son regard halluciné, l’horreur. J’entends : Massacre. Terreur. Oran. 5 juillet. Chaux vive. Morts. Morts. Morts et Disparus... La décision est prise. A contre-coeur. J’entends : on reste. Perplexité. Désespérance.
Une fois de plus, où aller, quand on ne connaît personne ?
A Chamonix, voir la neige ! Instinct de survie, il faut bouger. La 4cv grimpe dans les Alpes. Mon père connaît la neige ; il l’avait fréquentée de près en Italie et en Allemagne, pendant trois ans, dans sa jeunesse, avec ses camarades soldats … Ils avaient connu alors un accueil chaleureux, voire délirant en France. En d’autres temps, avant ma naissance. Pour ma part, j’avais entrevu la blancheur inattendue de la neige à Perrégaux, ma ville natale, quelques heures à peine, par la fenêtre de la chambre… j’avais 6 ans et la rougeole, pas de chance… Qu’à cela ne tienne, ma mère m’en avait apporté un seau plein, au lit ! Mais cette chose fond, vraie déception d’enfance ! Alors qu’ici, c’est du solide. L’abstrait devient concret. Le Mont Blanc ! La Mer de Glace ! Nous sommes tellement éblouis que le froid ne nous atteint pas, malgré nos vêtements légers. A nos pieds, des sandales bien sûr ! Mes petites mules dorées, toutes fines, dansent sur la glace… Comble de l’ignorance. On en rit. Nos yeux s’écarquillent, admiratifs, partout où ils se posent : chalets, alpinistes harnachés, cols roulés, anoraks, grosses chaussettes, godillots, cordes, pics… A l’hôtel, parfum de bois ciré, parquet luisant, crissant, couettes légères et ventrues – gros nuages blancs flottant sur nos lits-, chaleur douce, noblesse des matériaux, confort douillet… du jamais vu. Le comble de l’exotisme pour les Africains que nous sommes !
Tout est cassé. Il s’agit de recoller les morceaux, de reconstruire notre puzzle humain, au moins. Le bouche à oreille fonctionne: au retour, halte chez des voisins postés dans l’Isère. Effusions. On repart vers la Provence. Mais plus question d’aller à l’hôtel : les économies de mes parents fondent à vue d’oeil… Arrêt au hasard, à Piolenc, le village aux paniers de la RN7, où nous devenons les locataires d’une vielle maison, bâtisse provençale au charme d’antan, en pleine campagne. Des murs épais, de petites ouvertures, une pompe à bras, le Moyen Age pour moi! C’est décidément un été riche en découvertes, nos connaissances prennent corps ; un vrai bond en avant en Histoire-Géo ! Nous nous posons donc au milieu d’une nature apaisante. Peu à peu, la famille est localisée. La soeur cadette de ma mère, son mari et leurs enfants viennent vivre avec nous. Moment de solidarité. Notre isolement est grand mais nous sortons le soir, nous mêlant à
la foule des villages en fête, à la foire de Mornas entre autres. Le train siffle pour tous cet été là, même pour nous : ma cousine et moi, robes en Vichy pastel à la mode du jour, reprenons les derniers succès. La vie continue. Août passe ainsi. Légèreté de la jeune adolescence, sur fond d’angoisse. Car au fond du regard de nos parents persiste cette forme d’incrédulité, ce comment-est-il-possible-que-nous-vivions-un-tel-drame-et-qu’il-soit-ignoré-de-tous-ici, alors qu’il s’agit d’une Histoire commune, celle de France ? Toujours surréaliste.
Mais que faisons nous ici ?
Septembre 62. C’est la rentrée et ma mère, fonctionnaire des PTT, ne sait toujours pas dans quel bureau de Poste de France elle sera affectée. A Mostaganem, son chef a eu l‘idée judicieuse de rendre son dossier de carrière à chaque employé. Elle garde le sien précieusement. On m’inscrit en 5ème, dans un lycée d’Orange. Je vais enfin connaître des gens d’ici ! Je n’ai guère le loisir de le faire : ma mère reçoit son affectation au bout d’une semaine pendant laquelle je ressens un étrange sentiment de froideur et de solitude au fond de la classe : ni mes camarades de classe ni mes professeurs ne m’approchent, ne me parlent. Par nature, je suis pourtant communicante et j’ai toujours eu des copains, que ce soit à Perrégaux ou à Mostaganem… Le soir, je m’en étonne à la maison. J’entends : on a dû leur donner la consigne... J’ai toujours 12 ans. Et je découvre ainsi la mise en quarantaine -que ma mère connaîtra durement au Central téléphonique de Rouen, un peu plus tard- et la brandade de morue de la cantine. Je n’aime ni l’une, ni l’autre.
Paris ou Rouen, présentez vous à la Poste de votre choix ! Sans hésitation, ce sera Rouen, la capitale fait peur à mes parents. Moi, je suis. Avec ma grand-mère. Notre bagage est vite fait. Le parasol, inutile pour de bon cette fois, est là quand même. Adieu la Provence… Je la retrouverai longtemps après… et ce sera enfin la Provence que j’aime.
Avant le grand départ, autres retrouvailles familiales: joie de revoir ma cousine, la nièce de mon père, et son mari, mon nouveau cousin. Une bouffée de chaleur, ici. Ils se sont mariés en juin à Perrégaux. Drôle de voyage de noces… Eux aussi doivent quitter le Sud : instituteur, il est nommé dans la Meuse. Nous ferons cette route, verticale sur la carte, ensemble ; avec eux, ce sera moins triste. Montée infernale : l’estomac de ma grand-mère, associé au régime alimentaire qu’impose le voyage, supporte mal la route ; et les pneus de nos voitures supportent mal l’épreuve qu’ils subissent… Multiples arrêts forcés : vomissements, crevaisons, réparations ! 4cv blanche et Dauphine noire sur le bas côté de la route, sous un ciel de plus en plus gris, de plus en plus bas. Demi deuil partagé en famille.
Mâcon, nouvelle déchirure : nos routes et nos destins se séparent. La végétation, les couleurs, l’air ont changé… Il faudra faire avec. J’ai 12 ans. Je ne sais pas que cet Inconnu sera longtemps notre Définitif : plus de 20 ans pour mes parents, un peu moins pour moi… Le coeur serré, nous allons vers l’Inconnu : Rouen.
Pas de photos de nous cet été–là. A-t-on envie de photographier son propre malheur ? Fixer à jamais l’inimaginable: un exil que l’on n’a pas choisi et auquel on ne croit pas encore, cet été 62... Quoi qu’il en soit, personne n’y pense autour de moi. Et de toutes façons, l’appareil familial a été abandonné dans la débâcle.
*
Fin d’une enfance
Mon enfance a été marquée par la joie et l’assurance d’être aimée, de toutes parts, sans réserve. Bonheur, amour, ce que l’on appelle une enfance heureuse. Avec en toile de fond pourtant, une tragédie; ce qui me dépassait bien entendu. Huit années de violence aveugle, d’une guerre sourde qui ne portait même pas son nom : Les Evénements disait-on, de façon bien réductrice… A l’âge que j’avais, on est là sans y être, les acteurs sont les grands, ils n’expliquent rien aux enfants -mais se l’expliquent-ils à eux-mêmes?- des raisons profondes d’une guerre: ils la subissent, la font, se cantonnant à l’immédiat. Aveuglement compréhensible dans un contexte aussi passionnel. Surtout dans une société où on parlait beaucoup mais où on ne disait pas les choses… Conflit sauvage que mon immaturité et ma place au sein de ce cocon m’empêchaient de comprendre et d’analyser. Souvenir d’une promenade sous les arcades à Perrégaux, au cours de laquelle j’ai senti la main qui me tenait faire pression pour que j’accélère le pas, pour que je ne voie pas, allongé par terre, au pied d’un vélo, tout près de moi, une des premières victimes d’un attentat du FLN. J’avais 4 ans. Mes yeux ont glissé sur lui. Un arabe, mort. Regard froid de l’enfance. Souvenir d’aucun commentaire. De 4 à 12 ans, j’ai donc été quasi quotidiennement bercée par une musique guerrière, que je ne ressentais d’ailleurs pas comme telle : grenades du FLN, plasticages de l’OAS plus tard (Strunga ! disait-on joyeusement*), explosions en tous genres que je savais distinguer, fracas des chenilles des alftracs (half trucks) de l’armée sur la chaussée, cliquetis des mitraillettes, rafales de la doucette (la 12,7 !) des militaires, pas furtifs de mon père rejoignant la Territoriale** le soir, chuchotements des adultes aux regards hallucinés d’effroi, aux bouches sans voix face aux photos d’atrocités que je voyais circuler furtivement entre leurs mains, de ma hauteur… mutilations et égorgements
quotidiens peuplaient leurs conversations, qui me parvenaient malgré eux ; écho des concerts de casseroles, cris désespérés à l’Algérie Française, sirène du couvre-feu, glas de l’église trop fréquent…
Tous ces sons, donc, m’étaient devenus familiers, voire routiniers; je n’avais pas remarqué qu’ils avaient remplacé les joyeux bruits de la vie, ces derniers temps. Mon quotidien en somme. Je ne demandais pas non plus pourquoi les longs déplacements étaient devenus impossibles : plus de dimanches en famille à Perrégaux, ma ville natale, où j’ai vécu 8 ans ; plus de courses à Oran, la capitale; plus de vacances à Port-aux-Poules, de bains à la plage, de glissades sur les dunes de la Macta… On ne se hasardait plus sur les routes, trop dangereux, je le savais. On ne prenait plus le train non plus. Et nos jeux dans la rue, avaient-ils pris fin ? J’en ai bien l’impression… Nous n’allions même plus nous amuser dans la grande cour du Centre FPA de Beymouth de Mosta où mon père travaillait …
Chronique d’un départ annoncé. Le surprenant Espèce de con que m’a adressé un jour de 61 un soldat du contingent du haut de son camion alors que je criais, du trottoir, un vibrant Vive l’Armée à son passage, aurait dû me mettre la puce à l’oreille… Mais non, j’en étais restée interdite. Alors que ce n’était pas si surprenant que ça : la cause était perdue, ce soldat le savait, depuis longtemps peut être. Pas nous. Je me demande d’ailleurs ce qui m’a poussée à lancer, seule, cette espèce de saeta, spontanée et amicale. Personne ne m’y engageait ! Peut être en souvenir reconnaissant du petit canard en peluche jaune que m’avaient offert nos deux jeunes protégés, soldats du contingent- Garaccione et Damora- et que j’ai toujours, ici; un rescapé ! Ils montaient la garde devant chez nous à Perrégaux et ma famille avait tissé des liens d’amitié avec eux ; je revois ma grand-mère leur servant le café par la fenêtre qui donnait sur la rue, pendant leur service !… Moins de sympathie pour une autre race de militaires, ceux de la garde mobile, que j’ai découverts en 62. Ils sont de ceux qui avaient tiré sur les Algérois rue d’Isly… Je perçois encore la tension de ce jour là, lorsque, penchée sur le transistor, la respiration en suspens, j’écoutais avec mes parents le drame qui se jouait en direct d’Alger: la fusillade intense et les suppliants Halte au feu ! qui me sont restés en mémoire… Pour la première fois, des Français –eux- se positionnaient contre des Français –nous. C’était la fin. Et c’est à Perrégaux, chez mon oncle et ma tante, à la veille du mariage de ma cousine (je me rends compte maintenant que nous avions dû braver le danger pour venir de Mostaganem), que j’ai croisé ces gardes mobiles, réputés pour leur brutalité lors des perquisitions qu’ils faisaient chez les européens, à la recherche d ‘armes et de membres de l’OAS. Bien sûr, nous avions peur d’eux. Et lorsque ces mêmes gardes mobiles ont frappé, très fort, à la porte métallique, ma tante ne s’est plus départie de l’attitude de la poule protégeant ses petits de ses ailes ouvertes : les bras en croix, elle nous contenait derrière elle, mes deux cousines, mon
cousin et moi, qui la dépassions d’une tête ou plus ! Je la revois, petite femme courageuse, faisant face au colosse qui la questionnait. Dans la maison, ils ont commencé les fouilles ; et sont repartis bredouilles. Souvenir du contraste entre leur rudesse et la délicatesse immaculée de la belle robe de mariée qui trônait sur un mannequin de bois, dans une chambre. Treillis et tulle, arme et voile, bottes et dentelles… Le mannequin fut fouillé, lui aussi. Et le mariage eut lieu en juin 62. Incongru dans ce contexte. Mais la vie garde ses droits.
Chronique d’un départ annoncé. Les plus lucides des pieds-noirs, avec la certitude de partir sans espoir de retour, détruisaient tout ce qu’ils possédaient. J’entendais le fracas des haches sur le bois des meubles. L’unique téléviseur du quartier de Beymouth -qui embellissait les jeudis après-midi de la bande d’enfants dont je faisais partie- a fini ainsi, sous les coups de son propriétaire, notre voisin d’en face. Rage du désespoir. Les autres, plus perplexes, attendaient le moment ultime où ils prendraient la décision de fuir, la peur pour seul moteur. Ce fut le cas de mon père qui venait d’apprendre qu’il devait tomber, avec ses collègues moniteurs du Centre de Formation, dans un guet-apens tramé par leurs élèves, des adultes arabes à qui ils donnaient des cours d’alphabétisation et de divers apprentissages techniques ; ces stagiaires avaient façonné clandestinement un véritable arsenal et attendaient le jour J pour l’utiliser contre leurs moniteurs ; qui doivent la vie à cet autre stagiaire arabe qui les prévint avant qu’il ne soit trop tard : le jour J était le lendemain.
Le rétrécissement et le durcissement de notre univers allaient crescendo... avant notre brutal départ sans au revoir, notre longue attente d’angoisse et notre arrivée sans bienvenue.
De quoi alimenter une thèse en psychologie !
*
Normandie, l’oubli
Raconter la Normandie me semble impossible; j’y ai passé tant d’années ! Si je devais globalement les qualifier, ce serait en effet par le mot oubli. Pas délibéré, mais oubli tout de même…
Trop de choses à comprendre et à entreprendre pour s’attarder sur son passé. Pas de temps à perdre, il faut se reconstruire, construire une vie nouvelle. Et c’est ainsi que l’on tourne le dos à son histoire, insensiblement…
Quand nous sommes arrivés à Rouen au terme de cette montée épique, là non plus, personne ne nous attendait. Où sommes nous allés en tout premier ? Où avons nous dormi le tout premier soir ? Où avons nous vécu les premiers temps, avant de trouver une location ? A l’hôtel je pense… Plus question de faire du tourisme, il fallait aller à l’essentiel. Trouver un toit. Se remettre au travail. Pour moi, il y avait une urgence: l’école ! La rentrée de septembre avait eu lieu, j’étais en retard ! Après avoir repéré où travaillerait ma mère, au centre ville, nous choisissons le lycée de jeunes filles le plus proche, classique puisque je faisais du latin : Jeanne d’Arc. Inquiétude.
J’avais déjà connu la solennité des établissements secondaires de l’époque : c’est au Lycée Lavoisier de Mostaganem que j’avais fait ma sixième en 62, mais l’année avait bien sûr été écourtée: à partir du printemps, plus d’école ! Pour des priorités plus vitales dirons-nous… Et me voici, quelques mois après, dans l’établissement public le plus huppé de Rouen, fréquenté par des filles de bonne famille, moi qui ne savais même pas ce que c’était…A Lavoisier, je ne ressentais pas la même chose : le snobisme fonctionne mal au soleil, et tant mieux! J’ignorais tout de la bourgeoisie, la vraie, celle de robe qui marquait Rouen; j’ignorais tout de ses règles, de ses codes, de ses diktats.
C’est ainsi que j’entrai en cinquième au Lycée Jeanne d’Arc, par un beau matin de septembre ; que dis-je, non, certainement par un matin gris… On découvrira plus tard que Rouen est élégamment surnommée le pot-de-chambre de la France ! On le vérifiera surtout, très vite. Adieu soleil…
Mais il y a eu du soleil autour de moi lorsque je pénétrai pour la première fois dans ma nouvelle classe, ce jour-là. Le cours (de maths, avec la terrible Melle Dreyfus, ex-déportée ?) avait commencé ; on l’interrompt, pour moi ; me voici debout sur l’estrade, point de mire de quarante regards interrogateurs en blouse rose, ou bis cette semaine-là, pendant que mon accompagnatrice -qui, de l’administration?- fait un petit discours moralisateur à l’assistance, recommandant la gentillesse… C’est vague dans ma mémoire mais le propos est en ma faveur : rien à voir avec le contre–accueil du lycée d’Orange, dont je ne sais même pas le nom… Sensation d’inconfort tout de même lorsque, une fois assise, fusent vers moi, de toutes parts, des offres de crayons, stylos, gommes, fournitures en tous genres ! Je suis stupéfaite ; non, j’ai tout, j’ai toujours tout eu, je ne sais pas ce qu’est l’indigence… mais elles ne le savent pas et ont des gestes bienveillants. C’est la première fois que je suis celle à qui on fait l’aumône… Complexité des sentiments. Décidemment, je grandis ! Par contre, cet
élan de sollicitude n’aura été que ponctuel, mes camarades retrouvant vite leur réserve, leur mesure. En Normandie, à climat rude, gens rudes. L’excès, la surenchère, les débordements, la dramatisation ne sont pas de mise. C’est une terre de mesure où je n’ai jamais regretté d’avoir vécu; en observant les comportements des autochtones, aux antipodes des réactions méditerranéennes, j’y ai compris que la nature humaine était multiple, que nous n’en étions pas le prototype et que la froideur et la discrétion ne sont pas toujours synonymes de désintérêt ou d’indifférence…
Mon arrivée au lycée ne fut suivie d’aucun questionnement sur ma vie antérieure. Mes camarades n’avaient aucune curiosité. Donc je ne racontai rien à ce sujet. Ce qui ne m’empêcha pas d’y avoir de bonnes copines tout au long de mon cursus scolaire.
Ma mère fait, elle aussi, sa rentrée – mais avec fracas - au Central Téléphonique de Rouen. Elle et la quinzaine de nouvelles collègues pieds-noires, qu’elle ne connait pas encore, sont prévenues d’emblée de la mise en quarantaine qu’on leur réserve, décrétée par le syndicat dominant, la Cgt, et pratiquée par tous à leur égard. Elles n’auront pas ma chance. Pendant des semaines, elles seront mises au ban de cette micro société et subiront critiques ouvertes, mépris affiché, sarcasmes, vexations, humiliations… Un quotidien difficile à soutenir, surtout dans le dénuement -humain et matériel- qui était le nôtre. Cruel. Face à cette virulence, elles se drapaient dans une carapace de fierté, laissant de temps à autre glisser une larme silencieuse face au tableau des appels téléphoniques… C’est à la maison seulement que ma mère pouvait laisser aller sa douleur et sa rage. Le temps faisant son oeuvre, cette stigmatisation s’atténuera peu à peu avec la connaissance de l’autre : Non, ces femmes ne sont pas les affreuses colonialistes que l’on croyait, ce sont des individus éduqués, qui ont des qualités humaines… Des coloniales, qui ont simplement eu la malchance de naître et de vivre sur un territoire annexé il y a si longtemps par la France… Quelques années plus tard, une des déléguées syndicales confia à ma mère, devenue secrétaire de la surveillante principale du Central, son regret d’avoir agi ainsi. Un peu de baume au coeur pour ma mère, mais maigre consolation : la violence de ce rejet s’était inscrite en elle, à jamais. Et malgré les amitiés nouées de-ci, de-là pendant sa vingtaine d’années de travail au Central, elle ne pourra jamais oublier, ni pardonner. Elle qui avait été socialiste dans sa prime jeunesse à Perrégaux garde un regard viscéralement négatif sur les communistes et sur la gauche en général. Comme mon père, elle est restée sur cette position arrêtée, malgré mes nombreuses tentatives d’ouverture, de dédiabolisation, de réhabilitation, rien.... Rancoeur éternelle. Que je peux comprendre.
Pour mon père, ce fut la grande désillusion : lui qui avait suivi une formation continue à Alger, loin de nous, pour pouvoir un jour alphabétiser des adultes, ne
sera jamais reclassé en France par le Ministère du Travail, ni à son échelon ni dans son métier. Il dut en faire son deuil, repartir de zéro, refaire ses preuves et accepter un salaire de misère pour un poste administratif sans intérêt… Un choc profond dont il dissimulera l’impact, par pudeur. Mais il fallait subvenir à nos besoins et donc travailler, vite. Pour manger, mais pas seulement : se vêtir, se loger, se meubler, exister. Les années qui suivirent restent dans ma mémoire comme un immense chantier, sans fin.
La grande difficulté pour moi fut d’un ordre plus intime, pendant les premières années ; celui de compenser le désert, plutôt la banquise, que laissait en moi la perte de mes amis… Où étaient-ils ? Que faisaient-ils en ce moment? Nos liens avaient été brisés, comme une conversation définitivement interrompue, avec ses non-dits. La seule solution fut de les inviter par la pensée, chaque soir avant de m’endormir, en une espèce de rendez-vous rituel qui m’a certainement aidée à surmonter le vide abyssal qui m’habitait.
Dans ce travail de reconstruction, je comprenais certainement que le matériel primait sur le reste; je ravalai donc ce qui était profond chagrin et ne cherchai pas à retrouver ces amis, malgré le désir que j’avais de le faire. Ce désir existera toujours mais il sera de plus en plus accompagné d’un sentiment de peur… Que sont-ils devenus ? Qui sont-ils maintenant, mes fantômes ? J’avais déjà vécu un arrachement lors de notre déménagement de Perrégaux à Mostaganem, j’avais déjà perdu mes amis ; à cette époque, les parents n’entraient pas dans ces considérations, ils ne pensaient pas qu’ils pouvaient être d’une grande aide pour leurs enfants. J’aimerais savoir de quelle nature sont les ravages causés chez le jeune adolescent par la rupture brutale des amitiés et des amours enfantines…
Mais à ce moment de notre existence, le passé n’avait plus sa place, le maître-mot étant Adaptation.
Il nous fallut d’abord nous adapter à la première inconnue ingrate: le climat normand ! Les hivers étaient rudes, pour nous d’autant plus ; ne parlons pas du premier… Et cette rudesse ne pouvait se transformer en plaisir par le biais d’un séjour aux sports d’hiver : c’était hors de propos, financièrement d’abord, mais culturellement aussi. Je me contentais d’en rêver en silence, surtout après avoir vu la valise prête pour la neige d’une camarade de classe, dans une des chambres cossues de l’hôtel particulier où elle vivait... Mes parents avaient vite trouvé un appartement près de place de Gaulle, eh oui, rue du Petit Porche exactement, que son propriétaire, un dentiste, avait accepté de nous louer. Notre ignorance du terrain était grande : la question essentielle du chauffage n’avait pas été abordée par les africains ignorants que nous étions ! Le poêle que nous avions n’étant pas très efficace, que dire de la pellicule de glace que, stupéfaits, nous décollions avec délicatesse, le matin au réveil, à l’intérieur des vitres ?
Extraordinaire! Que dire des gants et du bonnet que je mettais pour dormir ? Drôle… Drôle aussi mon premier contact avec le verglas, sur lequel je ne savais pas marcher ; ma première chute, plus spectaculaire que douloureuse, vit mon fuseau s’ouvrir d’une cheville à l’autre ! Une commerçante charitable m’aida à refermer les coutures avec des épingles de nourrice pour que je puisse poursuivre mon chemin décemment. Par la suite je mettais parfois des chaussettes sur mes bottes, pour ne plus tomber. Moins drôle quand nous vivions en banlieue par la suite, les arrêts forcés des bus glissant en pleine côte, la descente de tous les passagers et la marche interminable sur le sol gelé jusqu’à la ville… Encore moins drôle la corvée quotidienne de déglaçage des vitres et des serrures de la voiture à l’eau bouillante et au grattoir, dans le froid mordant des petits matins blêmes de la cité HLM, avant de partir pour le travail et le lycée…
Le temps en Normandie mérite qu’on s’y arrête : Le ciel bas et lourd, un couvercle digne de Baudelaire, tant de jours par an ! Une pluie fine si fréquente, la bruine, qu’elle ne dérange pas les locaux ; ils l’aiment même… Cette eau tombée du ciel faisait tellement partie de notre quotidien qu’avec mes copines, nous avions créé des règles de priorité pour la circulation des parapluies, un code du trottoir en quelque sorte! En arrivant d’Algérie, nous nous demandions pourquoi tout le monde portait ces espèces d’uniformes, couleur mastic le plus souvent : des gabardines ! Les femmes ajoutant sur leurs têtes ces espèces de petits sacs en plastique transparent, qu’elles plient et gardent en permanence sur elles… On était bien loin du souci de paraître qui animait les oranais et des couleurs qui égayaient les rues ! Cette impression de terne uniformité a évolué, la mode actuelle ayant heureusement bousculé tous ces codes, à Rouen comme ailleurs. Tant mieux. Autre découverte normande: les magasins de parapluies, uniquement. Du jamais vu ! A la St Médard s’appelait celui devant lequel je passais chaque jour…
Et lorsque, arcboutées derrière nos parapluies, nous luttions contre le vent, la pluie et le froid sur le long chemin qui nous menait à l’arrêt d’autobus, -que de parapluies avons-nous ainsi cassés !- j’entendais ma mère fulminer de rage, mâchoires serrées, sourcils froncés : Pays de merde!
Où était donc la France idyllique, imprimée depuis toujours dans l’imaginaire collectif pied-noir ? Pays de merde ! L’icône était tombée de son piédestal.
*
Lorsque jeune adolescente, interrompant un moment mon long séjour normand sans vacances (l’été, nous badigeonnions nos mollets dont la blancheur nous heurtait d’une décoction de chicorée!), j’ai aperçu, pour la première fois depuis longtemps, le bleu intense de la Méditerranée, sa lumière éblouissante et ses palmiers alentours, à mon grand étonnement j’ai pleuré. Ce qui à quatorze ans n’est pas banal… Souvenir de la terre africaine, de mon goût irréductible pour le soleil, la mer, le sable, la forte chaleur –l’ombre douce et les parfums qu’elle génère-, le mode de vie qui les accompagne : plaisir de marcher légèrement vêtue, pieds nus, sur un toit-terrasse au carrelage encore chaud… Rien de bien original : remontée des sensations physiques enregistrées pendant l’enfance. Purement charnel. Pendant cette adolescence normande, j’ai eu la chance de pouvoir échapper à la fraîcheur subsistant même en été, en rejoignant mes cousins ma ma tante et mon oncle, d’abord à Cannes puis à Alicante. Grâce à eux, et à mes parents qui comprenaient mon isolement, j’ai pu ainsi, pendant plusieurs étés, faire le plein de convivialité, de mélanine et de bains de mer – la Manche me faisant l’effet d’une tronçonneuse de membres à chaque tentative d’immersion…
Dans cette course de sauts d’obstacles à laquelle ressemblait notre nouvelle vie, il aurait été dangereux de se retourner sans tomber. Le passé s’enfouissait donc, brutalement englouti dans un présent trop absorbant. Pour mes parents, je réalise maintenant le douloureux dilemme qui devait les habiter : agir sans faillir, se donner totalement au présent, se débattre pour survivre dans un nouvel environnement, plutôt hostile; alors que la tentation devait être de se retourner sans cesse vers un passé tellement plus rassurant… Le quotidien nous obligeait à nous fondre dans un nouveau moule. Un oubli forcé. J’imagine que ce schéma a été celui de tous mes congénères.
Enfance détournée, adolescence confisquée: c’est l’oeuvre de l’Histoire sur une jeunesse qui, par ailleurs, a assisté, triste et impuissante, à l’agonie des parents, ces adultes, morts-vivants en action, qui disaient peu en public de leur souffrance extrême, la cachant même sous un sourire de politesse, de pudeur ou de prudence… Quand on a compris qu’on est né au mauvais endroit, du mauvais côté et que l’on dérange, on se tait. C’est ce qu’a dû ressentir chaque pied-noir, dans son for intérieur. C’est ce que j’ai vu mes parents faire. C’est ce que j’ai fait, en public comme en privé.
J’oubliais donc l’Algérie. Mais un vague malaise s’installait... Je n’y mettais pas de nom.
(à suivre…)
Notes
(* Les explosions de l’OAS, à la fin du conflit, provoquaient en effet des réactions de stupeur mêlée à de la joie ; pour nous, l’OAS n’était pas une entité abstraite, c’était l’expression du désespoir de nos pères, frères, cousins, voisins, c’était tout le monde, ceux qui voulaient une Algérie Française… Une OAS amie, donc. Je fais mal le lien entre ce mouvement-ci et celui qui a terrorisé la France un peu plus tard… Très difficile à faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vécu…)
(** La Territoriale était le regroupement de civils pieds-noirs rappelés et par l’Armée pour monter la garde la nuit, fusil en main, et protéger ainsi la population contre les attentats du FLN.)

Wagner le 28.06.12 à 12:32 dans u/ Nous avons reçu un message. - Lu 1574 fois - Version imprimable
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