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D'Algérie - Djezaïr
Mouvement de réconciliation

Proposer une devise

"Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit." Albert Camus// "La vérité jaillira de l'apparente injustice." Albert Camus - la peste// "J'appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'intarissable espérance." Jacques Berque// « Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot 'barbare'. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? ne pas parler du 'Tamazirt', la langue, et d''Amazir', ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre ? » Kateb Yacine// "le français est notre butin de guerre" Kateb Yacine.// "Primum non nocere" (d'abord ne pas nuire) Serment d'Hippocrate// " Rerum cognoscere causas" (heureux celui qui peut pénétrer le fond des choses) Virgile.// "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" Albert Camus.

D'Algérie-Djezaïr

Le MOUVEMENT D’Algérie-Djezaïr vient d’être officialisé par plus d’une centaine de membres fondateurs résidant dans le monde entier, ce 22 juin 2008 à Saint Denis (Paris - France). Il est ouvert à toutes celles et ceux qui voudront le rejoindre, natifs d'Algérie, et leurs descendants.

ORGANISATION

Elle est démocratique, c'est-à-dire horizontale, sans centralisme, et sans direction. Les décisions essentielles doivent être conformes à l’esprit du Texte Fondateur. Elles sont prises après larges consultations, où tous les membres donnent leurs opinions. Les règles internes sont arrêtées par les "adhérents". Pas de cotisations. Les groupes et le Mouvement trouvent les moyens de faire aboutir leurs actions.

"Hors la loi" encore et toujours.

Le Monde par les voix de Séverine Labat chercheur au CNRS et de Yasmina Adi réalisatrice de documentaires, et les réponses à ces articles de Guy Pervillé historien

Séverine Labat - Massacre de Sétif et récit national

Article paru dans l'édition du Monde du 27.06.10

Le film de Rachid Bouchareb « Hors-la-loi » doit fournir l'occasion de redonner leur juste place à tous les acteurs de la guerre d'Algérie

Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb, dont on ne peut évaluer les qualités cinématographiques et historiques avant de l'avoir visionné, représentera, du moins faut-il l'espérer, un tournant majeur dans l'élaboration de notre récit national. Le 8 mai 1945, les Français célèbrent à l'unisson la capitulation de l'Allemagne nazie, et, par là, en un mouvement d'occultation des luttes fratricides d'hier, la refondation de la nation et de l'Etat souverain. Or, en ce 8 mai 1945, la France, réconciliée autour du mythe gaullo-communiste de son héroïque et collective résistance à l'occupant nazi, se livre, en Algérie, à une sanglante répression contre les populations musulmanes de Sétif et de Guelma.

Certes, les massacres du 8-Mai répondent à l'assassinat de 103 Européens suite à la dispersion dans le sang d'une manifestation pacifique nationaliste dans les rues de Sétif. Les noms des victimes européennes figurent en légende des photos que la presse coloniale d'Algérie publie les jours suivants, cependant que les dizaines de milliers de « musulmans » exécutés en représailles par l'armée française sont enterrés par les leurs dans l'indifférence de la société coloniale, signe que les uns jouissent du respect qu'ils méritent ainsi que leurs familles endeuillées, tandis que, pour les autres, infrahumains réduits au rang de sujets de seconde zone, l'humiliation s'ajoute à la colère et au désespoir.

Il en résulte que ce massacre, dont il revient aux historiens d'établir un bilan (les spécialistes français et américains non suspects de parti pris l'estiment à plusieurs dizaines de milliers), radicalisera les militants du mouvement national algérien dans leur revendication d'indépendance. La classe politique française de l'époque n'en tire guère de leçon décisive, et seul le général Duval, qui commande alors les troupes de l'armée responsable du massacre du 8-Mai, prophétise : « Je vous ai donné dix ans. » L'histoire lui donnera raison, puisque, le 1er novembre 1954, les nationalistes algériens déclenchent l'insurrection qui les mènera à l'indépendance.

Or, de cet aspect du 8 mai 1945, enjeu de mémoire tout aussi légitime que celui qui voit tous les ans le président de la République décorer d'anciens combattants sous l'Arc de triomphe, il n'est jamais question dans l'espace public, signe d'un déni consensuel des crimes imputables à la colonisation. Aussi bien, le film de Rachid Bouchareb, œuvre cinématographique d'un artiste en un sens produit de l'histoire coloniale, a-t-il, jusqu'à présent, suscité polémiques et débats monopolisés par les nostalgiques de l'Algérie française relayés par des élus soucieux de ces clientèles électorales, privant, pour l'heure, notre société d'une mise à plat de notre passé indispensable à la préservation de la paix sociale et au bon fonctionnement de la vie démocratique.

 

Ce n'est pas la première fois que nous tardons à entreprendre un travail de mémoire, fût-ce à contre-courant d'une histoire officielle magnifiant à loisir le génie français et volontiers donneuse de leçons à l'adresse du reste du monde.

 

Il en est ainsi allé de l'histoire du régime de Vichy, dont la responsabilité dans la déportation des juifs de France a tardé à être reconnue et prise en compte dans le continuum du récit national.

De fait, le mythe « résistancialiste » a, au lendemain de la Libération, permis d'éviter une guerre civile et de confiner le Parti communiste français à une fonction tribunicienne d'expression des mécontentements dans un cadre légal, et n'a été battu en brèche que tardivement. Ce travail de mémoire, jalonné de débats passionnels, d'anathèmes et de règlements de comptes, ne fut guère un chemin de roses. Le Chagrin et la Pitié, réalisé par Marcel Ophuls en 1971, fut censuré à la télévision durant dix ans. Et c'est à un historien américain, Robert Paxton, avec son ouvrage paru en 1973, La France de Vichy, que l'on doit la première brèche dans le mythe, déconstruit à partir de la fin des années 1980 par de jeunes chercheurs tels qu'Henri Rousso.

Autre étape décisive de cette reconnexion mémorielle, le procès Barbie, en 1991, a fait oeuvre d'exorcisme collectif. Nos grands-parents, résistants, collabos ou passifs durant l'Occupation, ont découvert ou fait mine de découvrir avec effroi le sort réservé aux juifs de France avec la complicité active des autorités françaises. Des victimes de la barbarie nazie, qui s'étaient tues durant des décennies, soit parce qu'elles avaient compris que la société française n'était pas disposée à les entendre, soit que leur martyre fût indicible pour elles, commencent à témoigner et à s'emparer, par leurs récits, d'une histoire dont elles avaient été dépossédées, au point de rendre problématique toute transmission aux générations ultérieures.

Le passage, pour les communautés juives de France, de la mémoire privée à l'histoire commune à l'ensemble de la nation française, est aussi redevable à l'œuvre de Serge Klarsfeld, qui, par la recension exhaustive, patiente et minutieuse des noms, origines, professions, âges et destinées des déportés juifs de France, a contribué à rendre à ces victimes une humanité permettant à leur descendance de s'inscrire dans un continuum.

A cet égard, il convient de saluer l'ultime étape de ce processus d'intégration historique : la reconnaissance officielle et solennelle des crimes de Vichy par Jacques Chirac en 1995. Désormais, il va de soi de commémorer la rafle du Vel' d'hiv' de juillet 1942 et de consacrer une journée commémorative à la déportation, tandis qu'un monument situé à Paris porte inscription des noms de la totalité des 75 000 déportés juifs de France.

Les enjeux de la sortie du film de Rachid Bouchareb sont du même ordre dans la mesure où, pour la première fois dans l'histoire cinématographique française, une fiction évoquant la guerre d'Algérie est traitée du point de vue des militants nationalistes, et non plus, comme ce fut le cas jusqu'à présent, du point de vue des militaires français. On voudrait voir, dans la diffusion de ce film, l'amorce d'un débat, dans l'espace public, sur le bilan et les conséquences de cent trente ans d'occupation coloniale.

Ce n'est qu'au prix d'un tel débat que les Français d'origine algérienne pourront à leur tour s'approprier notre histoire nationale - y compris sur son versant colonial - dont ils demeurent peu instruits, sinon par bribes incomplètes et pourvoyeuses de rancœurs, et, par là, pourront être à même d'avoir le sentiment de n'être plus objets mais sujets de leur histoire.

Il en va de la consolidation et de la pérennité du processus d'intégration et d'adhésion des nouveaux Français issus de l'Empire à la République et de leur sentiment d'appartenance à une nation. Une appartenance que d'aucuns s'empressent de leur contester au motif qu'il arrive à ces populations, notamment juvéniles, à l'occasion de matches de football, d'agiter des drapeaux algériens, ce qui serait un signe de manque de loyauté à l'égard de la France. Or, il est admis, quoi que ces esprits chagrins en veuillent, que lors des matches disputés par l'équipe française ces mêmes jeunes s'enthousiasment pour notre équipe nationale, dont ils célèbrent les exploits.

Leurs parents, ouvriers immigrés, n'ont sans doute pas disposé des ressources en capital culturel pour assurer la transmission de leur histoire, pourtant liée à celle du mouvement national algérien, né dans les années 1930 parmi la main-d’œuvre algérienne immigrée, et représenté par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d'indépendance.

Aussi bien, dépourvus de filiations historiques permettant la construction d'une conscience individuelle et politique propre à les transformer en sujets de leur histoire, les jeunes Français issus de l'immigration algérienne en sont-ils souvent réduits, en raison des stigmatisations dont ils font l'objet, à afficher, de façon souvent maladroite et ressentie comme agressive, une identité singulière dans l'espace public français - pratiques islamiques ostentatoires, radicales, et en rupture avec les pratiques traditionnelles de leurs parents ; tentation d'un repli communautaire où l'identité nationale, dont ils ne se perçoivent pas partie prenante, fait place à une identité de quartiers discriminés.

Faute de donner une place à ces nouveaux Français dans notre récit national, la situation ne peut que perdurer et alimenter violences urbaines et tensions communautaires. Car, si ces violences et ces tensions peuvent céder le pas à l'expression pacifique des revendications et mécontentements au moyen de la médiation d'institutions légales telles que les partis, les syndicats ou les associations citoyennes porteuses de valeurs partagées, encore faut-il que se fasse jour une capacité à décrypter le monde social à partir d'une conscience politique forgée par des filiations admises. Et seule une culture historique nationale non amputée peut le permettre.

C'est dire l'enjeu de la recherche historique concernant l'histoire de l'Algérie française et exploitant l'ensemble des archives sans aucun ostracisme. Mais ne nous y trompons pas. Il faut aussi que, face à Lionnel Luca (député UMP des Alpes-Maritimes), héraut d'une partie de la communauté pied-noire arc-boutée à une mémoire parcellaire, et face au Service historique des armées, où résonnent encore les légendes de la Coloniale, se dressent des créateurs affranchis des tabous. C'est ainsi que se forge la mémoire collective, ciment du vouloir-vivre ensemble.

C'est alors que la classe politique française pourra prendre ses responsabilités à l'égard de ces nouveaux Français pour le bien commun de la nation. Cela devrait passer, sous une forme ou une autre, sinon par un acte de contrition, du moins, à l'instar de la démarche de Jacques Chirac concernant les crimes du régime de Vichy, par la reconnaissance officielle des exactions commises par la France dans son ex-Empire, et, par voie de conséquence, par l'inscription de leur récit dans les manuels scolaires. Ce n'est qu'à ce prix, à l'abri des gesticulations d'arrière-garde, que nous parviendrons à dépasser les faux débats, y compris celui sur la prétendue incompatibilité entre islam, démocratie et République.

Ce débat qui ne sert qu'à tenir une partie de l'électorat captif de prurits sécuritaires et à éluder la question centrale de l'intégration politique de nos concitoyens ex-colonisés. Ceux-ci ont au reste plus d'une fois témoigné de leur amour pour la France en versant l'impôt du sang. Il n'y a pas de raison que leurs enfants, formés par l'école républicaine, n'aient pas hérité d'une partie de cet amour, pour la France, pour la Révolution française - qui a inspiré les dirigeants indépendantistes algériens -, pour les droits de l'homme, qui incluent celui de l'accès au savoir, notamment historique.

Si un tel droit ne leur était pas reconnu, ainsi d'ailleurs qu'à tous les nationaux, nos nouveaux compatriotes ne deviendraient jamais des citoyens à part entière, et ils resteraient des citoyens entièrement à part.

Séverine Labat

Réponse à Séverine Labat (2010)

lundi 28 juin 2010.

Guy Pervillé

site http://guy.perville.free.fr

Réponse au texte de Séverine Labat, « Massacre de Sétif et débat national », publié dans Le Monde des dimanche 27 et lundi 28 juin 2010, p. 16 (rubrique Horizons-débats), ainsi que sur Le blog de l’histoire , http://blog.passion-histoire.net/ ?p=6268.

Séverine Labat, docteur en sciences politiques, chercheur au CNRS et à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), auteur du livre Les islamistes algériens, entre les urnes et le maquis [1] et co-auteur du film Algérie 1988-2000, autopsie d’une tragédie [2], vient de publier dans Le Monde une libre opinion qui revient de nouveau sur le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb. La rédaction du journal lui a donné le titre « Massacre de Sétif et récit national » (avec « massacre » au singulier, comme à son habitude [3]), et le sur-titre « Le film de Rachid Bouchareb ‘Hors-la-loi’ doit fournir l’occasion de redonner leur juste place à tous les acteurs de la guerre d’Algérie ».

Séverine Labat commence par écarter le débat sur le film dans son introduction avant d’y revenir plus tard : « Hors-la loi, le film de Rachid Bouchareb, dont on ne peut évaluer les qualités cinématographiques et historiques avant de l’avoir visionné, représentera, du moins faut-il l’espérer, un tournant majeur dans l’élaboration de notre récit national ». Je suis d’accord avec le début de la phrase, puisque je ne l’ai moi non plus pas encore vu, même si les informations sur le scénario données par le chef du Service historique des armées et par le général Maurice Faivre n’incitent pas à attendre un exposé historique valable des sept premières minutes de ce film. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela : ce n’est pas d’un film qui se proclame de fiction tout en évoquant des événements supposés réels que l’on peut attendre la révélation de la vérité historique. Or cette vérité, nous dit-on, est occultée dans le cas du 8 mai 1945 : « la France, réconciliée autour du mythe gaullo-communiste de son héroïque et collective résistance à l’occupant nazi, se livre, en Algérie, à une sanglante répression contre les populations musulmanes de Sétif et de Guelma ».

Il faut reconnaître à Séverine Labat le mérite de ne pas confondre Sétif et Guelma, contrairement à ce que fait habituellement Le Monde, et de ne pas oublier non plus qu’il y eut d’abord une insurrection sanglante à Sétif : « Certes, les massacres du 8 mai répondirent à l’assassinat de 103 Européens suite à la dispersion dans le sang d’une manifestation pacifique nationaliste dans les rues de Sétif ». Mais les lignes qui suivent opposent à la reconnaissance accordée à ces victimes françaises par la société coloniale son indifférence envers « les dizaines de milliers de ‘musulmans’ exécutés en représailles par l’armée française ». A partir de cette phrase, il est clair que Séverine Labat est dupe de la mémoire officielle du nationalisme algérien qui s’exprime avec une insistance croissante depuis presque deux tiers de siècle. Et elle le prouve encore plus nettement au début du paragraphe suivant : « Il en résulte que ce massacre, dont il revient aux historiens d’établir un bilan (les spécialistes français et américains non suspects de parti pris l’estiment à plusieurs dizaines de milliers »)... Or, cette affirmation répétée est fausse. Il y a bien eu quelques historiens français qui se sont plus ou moins rapprochés du bilan officiel algérien fixé à 45.000 morts, mais sans fournir une justification convaincante à l’appui de leur estimation subjective [4]. Pour ma part, j’estime convaincant le raisonnement de mon maître Charles Robert Ageron, qui a écrit trois études importantes sur le 8 mai 1945 [5]. Dans la dernière en date, il constatait l’impossibilité d’arriver à une "certitude mathématique" pour un bilan quelconque. D’autre part, il constatait que le bilan officiel inférieur à 1.500 morts n’était pas crédible si on le comparait à celui de la répression du 20 août 1955. Il en déduisait : "il est donc très probable que le nombre des victimes ait été supérieur à ceux des estimations officielles militaires ou civiles. Malheureusement, les chiffres proposés par les témoins français sont également peu fiables et varient de 5.000 à 20.000". Et c’est alors qu’il proposait "deux ou trois estimations (qui) paraissent sérieuses. Elles émanent de hauts fonctionnaires du gouvernement général connus pour leur libéralisme, qui déplorèrent "5.000 à 6.000 morts", chiffres retenus par le directeur du Service des liaisons nord-africaines, le colonel Schoen" [6]. A titre de comparaison, l’auteur du dernier ouvrage important publié sur le sujet, Roger Vétillard [7], estime qu’ « une évaluation objective établit à un niveau situé entre 4.000 et 8.000 le nombre de morts », ce qui reste dans le même ordre de grandeur. Il y a donc une surestimation manifeste dans la vision de Séverine Labat, qui reflète fidèlement le point de vue officiel algérien, repris et diffusé depuis mai 1990 par la Fondation du 8 mai 1945 et son fondateur l’ancien ministre Bachir Boumaza. Cette exagération diminue sensiblement la crédibilité de la thèse soutenue ici, qui dénonce « un déni consensuel des crimes imputables à la colonisation », et déplore que, jusqu’à présent, « polémiques et débats monopolisés par les nostalgiques de l’Algérie française relayés par des élus soucieux de ces clientèles électorales » privent « notre société d’une mise à plat de notre passé indispensable à la préservation de la paix sociale et au bon fonctionnement de la vie démocratique ».

Pourtant, là encore, on serait tenté d’approuver cette déclaration d’intention, si Séverine Labat ne s’embarquait pas aussitôt après dans une analogie dangereuse avec la mémoire française de la Deuxième guerre mondiale pour nous mettre en garde contre notre retard à « entreprendre un travail de mémoire, fût-ce à contre-courant d’une histoire officielle magnifiant à loisir le génie français et volontiers donneuse de leçons à l’adresse du reste du monde ». Il y a du vrai dans ces formules, et dans les deux colonnes qui suivent pour faire le procès de la timidité française à regarder en face les faits qui dérangent (dictature de Vichy, antisémitisme, collaborationnisme et collaboration à la déportation des juifs). Mais, faute de mention contraire, j’en retire l’impression que mai 1945 en Algérie serait un autre épisode méconnu du fascisme français, comme les représentants des partis de gauche à l’Assemblée consultative provisoire de 1945 et à la première Assemblée constituante de 1946 avaient tenté de le faire croire. Or c’est faux : la répression fut conduite suivant les instructions du général de Gaulle, président du GPRF, par les autorités militaires et civiles qu’il avait nommées. Et l’épisode le plus unilatéral, le plus injustifiable de cette répression, celui qui eut lieu à Guelma [8] sous l’autorité du sous-préfet Achiary, héros de la Résistance, fut le fait de la France combattante, c’est-à-dire des forces de gauche, socialistes et même communistes [9]. Voilà un aspect très particulier de la répression de mai 1945, qui aurait mérité de retenir toute l’attention de notre collègue.

La dernière partie du texte de Séverine Labat revient alors au film de Rachid Bouchareb, qui nous est présenté comme la première fois où, « dans l’histoire cinématographique française, une fiction évoquant la guerre d’Algérie est traitée du point de vue des militants nationalistes et non plus, comme ce fut le cas jusqu’à présent, du point de vue des militaires français ». Je ne crois pas que cela soit vrai, car des « fictions » de toutes tendances ont déjà été tournées, même si aucune n’a eu le même succès que le film italo-algérien La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi, dont la diffusion en France a été longtemps entravée. Et sur le 8 mai 1945, Arte a déjà projeté plus d’une fois depuis quinze ans le film documentaire de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, très proche de la vision de la Fondation du 8 mai 1945, qui a fortement contribué à relancer la guerre des mémoires en France [10]. Mais j’accepte le vœu que la diffusion du film de Rachid Bouchareb puisse être « l’amorce d’un débat, dans l’espace public, sur le bilan et les conséquences de cent trente ans d’occupation coloniale ».

Pourtant, la longue analyse du rapport des Français d’origine algérienne à leur passé colonial, si intéressante soit-elle, continue de surprendre. Faut-il vraiment minimiser à ce point les floraisons de drapeaux algériens à l’occasion des matches de football, dont on ne se souvient pas d’avoir vu récemment l’équivalent tricolore bleu-blanc-rouge ? Faut-il vraiment ignorer la diffusion de la mémoire officielle algérienne en France depuis 1962 ? Mais admettons pourtant que « seule une culture historique nationale non amputée » peut permettre d’avoir « une capacité à décrypter le monde social à partir d’une conscience politique forgée par des filiations admises ». Peut-on approuver pour autant le paragraphe qui suit ? Oui à la nécessité d’admettre « l’enjeu de la recherche historique concernant l’histoire de l’Algérie française [11] et exploitant l’ensemble des archives sans aucun ostracisme ». Mais qui sont ces « créateurs affranchis des tabous » qui sont opposés ironiquement aux député Lionel Luca et au « Service historique des armées où résonnent encore les légendes de la Coloniale » ? Les historiens ne sont pas, à ma connaissance, des « créateurs », contrairement aux romanciers ou aux cinéastes de fiction. Et « la mémoire collective, ciment du vouloir vivre ensemble », n’est pas non plus l’histoire. Le travail des historiens est avant tout d’écrire l’histoire, non la mémoire, et il faut regretter que depuis une quinzaine d’années trop d’écrits, même dus à des historiens, aient fait oublier cette différence qui n’est pas du tout négligeable.

J’admets le droit de Séverine Labat, en tant que politologue et que citoyenne, de prendre parti pour inviter la classe politique française à « prendre ses responsabilités à l’égard de ces nouveaux Français pour le bien commun de la nation ». Mais je ne crois pas que « cela devrait passer, sous une forme ou sous une autre, sinon par un acte de contrition, du moins, à l’instar de la démarche de Jacques Chirac concernant les crimes du régime de Vichy, par la reconnaissance officielle des exactions commises par la France dans son ex-Empire, et par voie de conséquence, par l’inscription de leur récit dans les manuels scolaires ». Parce que l’Algérie, en dépit des accords d’Evian, se garde bien de pratiquer de son côté cette attitude repentante qu’elle réclame à la France avec une insistance croissante depuis quinze ou vingt ans [12], et parce que la France ne pourrait certainement pas mieux intégrer ses nouveaux citoyens en battant systématiquement sa coulpe qu’en passant ses fautes sous silence.

Mais surtout, en tant qu’historien, je dois rappeler à Séverine Labat que, dans l’intention louable de traiter « la question centrale de l’intégration politique de nos concitoyens ex-colonisés », nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer aussi dédaigneusement qu’elle le fait les « gesticulations d’arrière-garde » qui ne servent d’après elle qu’à « tenir une partie de l’électorat captif de prurits sécuritaires ». L’histoire doit aussi prendre en compte les tourments mémoriels de toutes les catégories de citoyens qui estiment avoir été injustement sacrifiées par la décolonisation telle qu’elle s’est faite, et qui demandent également la reconnaissance par la nation de leurs victimes trop oubliées. Si nous les oublions, la construction d’une vraie mémoire nationale française, que je souhaite comme elle, échouera certainement.

Guy Pervillé

[1] Paris, Editions du Seuil, 1995, 344 p.

[2] Documentaire en trois volets de 52 minutes, co-réalisé avec Malik Aït-Aoudia, diffusé sur France 5 en 2003.

[3] Voir l’éditorial du vendredi 21 mai 2010 intitulé "Algérie-France : le choc des mémoires - encore".

[4] Voir le livre d’Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois , Paris, Editions La Découverte, 2002, 403 p, qui donne deux estimations différentes : ou bien « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes », ou bien « j’ai dit en introduction pourquoi il était impossible d’établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu’elles se comptent par milliers ». Quant au livre de Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé , Paris, Perrin, 2006, 422 p, il parle de 20.000 à 30.000 victimes (mot qui n’est pas forcément synonyme de morts), mais sans en fournir de preuve.

[5] Synthèse des événements de mai 1945 dans le tome II de l’Histoire de l’Algérie contemporaine , Paris, PUF, 1979, pp. 572-578, puis “Les troubles insurrectionnels du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?”in XXème siècle, n° 4, octobre 1984, et enfin l’article cité écrit en 1995.

[6] Article publié dans le n° 39/40 (juillet-décembre 1995) de Matériaux pour l’histoire de notre temps, pp. 52-56, sous le titre "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire".

 [7] Roger Vétillard, Sétif, mai 1945 : massacres en Algérie, Editions de Paris, 2008, 592 p, préface de Guy Pervillé. L’auteur est né à Sétif en 1944 ; il a su rassembler et confronter des sources de toutes origines.

[8] Voir le livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, préface de Marc Olivier Baruch, La Découverte, 2009, 403 p. Celui-ci a le grand mérite de signaler la grande différence entre les événements de Sétif et ceux de Guelma : « si l’on assista bien à un soulèvement algérien, spontané, dans les campagnes de Sétif, à la suite des émeutes qui suivirent la manifestation de Sétif, les violences survenues à Guelma relevèrent d’une autre nature. Il s’agit d’un mouvement subversif entrepris non pas par des Algériens mais par des Européens »

[9] Le Parti communiste algérien (PCA) désavoua et exclut ses militants de Guelma qui avaient participé à la répression.

 [10] Pour plus de détails, voir ma récente mise au point « Réponse à Yasmina Adi » sur mon site http://guy.perville.free.fr.

[11] Elle est déjà beaucoup plus avancée que Séverine Labat semble le croire.

[12] Voir notamment mon article « La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France » (2004), et les autres textes énumérés à la fin de ma mise au point précédente (« Réponse à Yasmina Adi » sur mon site http://guy.perville.free.fr). Tout particulièrement : Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France (2005), Préface au livre de Roger Vétillard, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Editions de Paris (2008) , Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2009) (2009).

 

Réponse à Yasmina Adi (2010)

Guy Pervillé

Ce texte est une réponse à la prise de position publiée par LeMonde.fr du 5 mai 2010 :

http://www.lemonde.fr/opinions/article/2010/05/05/le-film-hors-la-loi-de-rachid-bouchareb-les-guerres-de-memoires-sont-de-retour-par-yasmina-adi-didier-daeninckx_1346714_3232.html

Madame,

vous m’avez envoyé le texte, que vous avez contribué à rédiger, intitulé « Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour », et je dois vous en remercier. Mais je dois aussi vous dire très franchement quelle réaction il m’inspire : une réaction de profonde inquiétude, presque d’accablement. En effet, je suis convaincu que si le raisonnement qui le sous-tend est sincère, et donc respectable, il n’en est pas moins radicalement faux et dangereux.

A le lire, on apprend en effet que la liberté d’opinion et d’expression est menacée par une volonté de censure inadmissible venant de la part d’un membre de la majorité présidentielle, le député des Alpes maritimes Lionel Luca, qui veut faire interdire par le gouvernement l’expression de la vision du cinéaste Rachid Bouchareb sur l’insurrection de Sétif et sur les principaux événements de la guerre d’Algérie, notamment la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. Suivant les auteurs et signataires de votre texte, cette demande de censure est illégitime, à la fois parce que ce film est une œuvre libre, dont le réalisateur est à la fois algérien et français et dont les capitaux viennent en grande majorité de France, et seulement pour 20 % d’Algérie. Mais l’argument se renverse quand on se souvient que le film précédent du même auteur, Indigènes, avait oublié de montrer les Français d’Afrique du Nord mobilisés en masse de 1943 à 1945, lesquels avaient fourni à peu près autant de combattants à l’armée française que les dits « indigènes » (ce qui représente un taux de mobilisation presque dix fois plus fort) ; et surtout quand on prend connaissance du scénario de ce nouveau film [1] qui, contrairement au précédent (alors très fraîchement accueilli par Alger) paraît bien exprimer la mémoire algérienne officielle de ces événements à beaucoup plus de 20%... Il serait donc plus juste de dire, me semble-t-il, que Rachid Bouchareb a choisi de présenter son film comme algérien parce que ce film l’est effectivement. Bien entendu, cela n’autorise pas à mettre en doute la sincérité de l’auteur, mais cela permet de soupçonner la validité historique de sa vision, parce que l’Algérie, contrairement à la France, a une version officielle de sa guerre d’indépendance et qu’elle cherche à l’imposer aux Français. Ce qui autorise à se demander s’il est juste et raisonnable qu’un film algérien de propagande soit financé principalement par des capitaux français.

Or, votre texte compte parmi ses signataires des collègues historiens [2] que je connais depuis longtemps, et dont certains ont été appelés à voir le film. Voici donc le point de vue qu’ils expriment : « ceux d’entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d’un réalisateur n’est pas celui d’un historien et n’a pas à être jugé par l’Etat. Personne n’a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Vietnam avec une précision "historique". L’évocation d’une page d’histoire tragique peut aussi bien passer par la fiction, avec ses inévitables raccourcis, que par les indispensables travaux des historiens ». J’attends donc de savoir en quoi consisteraient ces critiques s’ils voulaient bien me les faire connaître, mais d’après eux ce n’est pas un point important, puisqu’un cinéaste est plus proche d’un romancier que d’un historien. Et pourtant, ce film ne se présente pas comme une œuvre de pure fiction : il prétend exprimer sous une forme artistique une vérité historique globale, trop longtemps cachée en France, et c’est bien ainsi qu’il sera reçu par son public. Le problème est donc réel, et ne peut pas s’évacuer aussi facilement. D’autant moins que le devoir des historiens est de faire connaître la vérité historique, et de ne pas la laisser confondre avec une fiction, quels qu’en soient les auteurs.

Je pourrais peut-être me laisser convaincre, si ce film était le premier traitant de la guerre d’Algérie à poser ce genre de problèmes. Malheureusement, il n’en est rien. Permettez-moi de rappeler qu’il y a quinze ans déjà, le 10 mai 1995, un film documentaire intitulé Les massacres de Sétif, réalisé par Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, avait soulevé l’indignation de nombreux Français d’Algérie qui avaient vécu ces événements en mai 1945 et en avaient gardé des souvenirs nets et précis, dont il n’avait pas été tenu suffisamment compte. A leurs protestations, le président de la chaîne Arte, Jérôme Clément, avait habilement répondu : « croyez que je suis sensible aux critiques et rectifications que vous avez bien voulu formuler. Sans vouloir atténuer leur portée, je rappelle néanmoins qu’il s’agit d’un « documentaire de création » - et donc de l’expression de ses auteurs - et non pas d’une émission d’information avec débats contradictoires. Par ailleurs la mémoire, par nature sélective, a fait son œuvre durant les 50 ans écoulés » [3]. Mais n’était-ce pas une bonne raison de ne pas se contenter d’une seule mémoire, celle des Algériens restés dans leur pays et de leurs enfants nés en France, et de la croiser systématiquement avec celle de leurs anciens voisins « rapatriés » ? En tout cas, si la chaîne a de nouveau projeté ce film contesté, elle n’a jamais, à ma connaissance, réalisé sur ce sujet, ni un autre film exprimant l’autre mémoire, ni une synthèse visant délibérément à l’équilibre des sources et des interprétations.

Et c’est pourquoi il a déclenché une réaction en chaîne qui dure depuis quinze ans déjà et ne semble pas devoir s’arrêter de sitôt, ce que l’on a appelé la « guerre des mémoires ». Or cette guerre aurait dû, normalement, être évitée ou apaisée par l’intervention arbitrale des historiens. Permettez-moi encore de rappeler les faits suivants. En 1989, j’avais participé à l’un de mes premiers jurys de doctorat, celui de la thèse de l’historien algérien Boucif Mekhaled sur ce même sujet, soutenue à Paris. Tous les membres du jury avaient apprécié et récompensé sereinement ce travail méritoire et indiscutablement historique. Mais six ans plus tard, peu après le film diffusé sur Arte, j’ai été très surpris de voir publier une version très fortement condensée de cette thèse, avec une double préface de Mehdi Lallaoui et de mon collègue Jean-Charles Jauffret (lui aussi membre du jury de cette thèse) [4]. Et un peu plus tard encore de voir, dans les actes d’un colloque auquel j’avais participé du 11 au 13 mai 1995, le même Jean-Charles Jauffret juger très sévèrement le film réalisé par Mehdi Lallaoui : « Un très bel exemple de désinformation vient d’être donné, le 10 mai 1995, par une émission d’Arte, consacrée à l’insurrection du Constantinois en 1945. La version officielle du FLN a été reconduite, sans aucune référence sérieuse ou non tronquée à la recherche contemporaine tant française qu’algérienne » [5]. Pour ma part, même si j’étais très occupé à ce moment par mon élection à l’Université de Nice, j’ai eu l’occasion de visionner trois fois ce film et de partager entièrement le jugement de mon collègue Jean-Charles Jauffret. Le spectateur ne pouvait en retenir que l’opinion du dernier témoin à prendre la parole, l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, qui avait fondé cinq ans plus tôt la Fondation du 8 mai 1945 dans le but de réclamer à la France la reconnaissance de sa répression comme étant un « crime contre l’humanité » et non pas un « crime de guerre ».

Pour éviter tout malentendu, je précise que Mehdi Lallaoui, fils d’Algériens né en France et fondateur de l’association « Au nom de la mémoire », était sans aucun doute sincère. La patience avec laquelle il a supporté sans protester mes critiques répétées (sans pour autant les trouver justes) parce qu’il ne doutait pas de ma qualité d’historien, est d’autant plus louable qu’elle est devenue malheureusement trop rare. Mais justement, le vrai problème était qu’en dépit de ou à cause de sa sincérité, il n’était pas capable de distinguer entre la mémoire transmise de génération en génération par le PPA puis par le FLN, et la vérité historique, dont la recherche est le but propre de l’histoire. Cependant, j’ai mis trop longtemps à me rendre compte que même des historiens algériens étaient exposés au même risque. C’est ainsi que j’ai été amené, à partir de 2002, à prendre position contre la revendication algérienne de repentance de la France, diffusée avec une ampleur sans cesse croissante par la Fondation du 8 mai 1945, sans imaginer un seul instant que son deuxième président, successeur de Bachir Boumaza, pouvait être un historien algérien que je connaissais, Mohammed El Korso.

En effet, depuis la fin de 2001, j’ai été conduit à prendre conscience de l’existence, de l’action et de l’influence de la Fondation du 8 mai 1945, d’abord par la lecture d’une maîtrise sur la mémoire du 8 mai 1945 en Algérie et en France [6], soutenue à l’Université de Toulouse-le Mirail en 2000, puis un peu plus d’un an plus tard, par celle d’un article du politologue algérien Ahmed Rouadjia publié dans la revue Panoramiques au début 2003 [7]. J’ai donc commencé à publier ce que j’avais découvert sur le projet algérien d’influencer la mémoire française dans un nombre sans cesse croissant de mes écrits (dix, quinze, vingt ? en voici une liste), que vous trouverez aisément sur mon site internet http://guy.perville.free.fr., et dont je vous envoie un échantillon. Mais en même temps j’ai eu l’impression de plus en plus étonnante d’être le seul à écrire sur ce sujet [8], comme si j’étais seul à le connaître, ce qui me paraissait tout à fait invraisemblable (d’autant plus qu’il suffisait de consulter la presse algérienne chaque 8 mai sur Internet pour en être informé).

Je me suis donc demandé pourquoi le journal auquel je suis abonné depuis longtemps, à savoir Le Monde, n’en avait jamais parlé [9]. Mais aussi et surtout pourquoi un bon nombre de mes collègues spécialistes de l’Algérie n’en ont, à ma connaissance, jamais parlé, comme s’ils pouvaient ne pas en être informés, alors qu’ils n’hésitaient pas à prendre des positions publiques contre les résurgences des mémoires coloniales (comme si elles avaient été les premières à s’exprimer). A vrai dire, je ne le sais toujours pas, et c’est pourquoi je leur pose la question. Je ne crois pourtant pas qu’ils se taisent pour camoufler leur obéissance à des consignes algériennes, mais plutôt pour se persuader qu’ils n’obéissent qu’à leur conscience personnelle, et pour suggérer aux Algériens qu’ils devraient faire de même en faisant leur propre examen de conscience. Mais ils savent très bien que l’Algérie n’a pas d’autre projet exprimé que celui d’imposer sa mémoire accusatrice aux Français, sans aucune réciprocité. On a pu en juger récemment en lisant la stupéfiante proposition de loi [10] déposée le 13 janvier 2010, et prévoyant de mettre en jugement la France pour tous les crimes qu’elle a ou aurait commis en Algérie de 1830 à 1962. Proposition de loi absolument contraire aux accords d’Evian, et sur laquelle Le Monde s’est montré remarquablement discret [11]. Il n’est revenu sur ce sujet capital qu’en publiant peu après une Libre opinion de Georges Morin, président de l’association d’amitié franco-maghrébine « Coup de soleil », intitulée « France-Algérie, la guerre des mémoires, que l’Etat français reconnaisse ses fautes ! » [12], qui remontait à la loi du 23 février 2005, mais pas au-delà. Que des militants de la mémoire aient eu ce genre de réactions, cela peut se comprendre, mais que des historiens ne s’en démarquent pas en faisant savoir que cette guerre des mémoires remonte beaucoup plus loin et qu’elle est partie d’une initiative algérienne, c’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Il ne suffit pas de renvoyer dos à dos les mémoires militantes des deux camps opposés, comme l’ont fait en 2006 les initiateurs du colloque de Lyon "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française" : encore faut-il prouver par des actes que cette volonté d’équilibre est bien réelle. Il est vrai que les historiens sont aussi des citoyens, et que les citoyens français peuvent se sentir le devoir prioritaire de parler de ce dont ils se sentent responsables en tant que tels. Mais si les politiques, les diplomates et les journalistes croient devoir se taire sur certains points, les historiens peuvent-ils et doivent-ils en faire autant ?

Pour conclure, je citerai deux auteurs malheureusement disparus. D’abord le regretté Guy Hennebelle, fondateur de la revue Panoramiques déjà citée, qui fut le seul journaliste et intellectuel français à expliquer la revendication algérienne de repentance de la France dans son introduction au numéro en question : « Mon propos en réalisant, au milieu de grandes difficultés intellectuelles, morales et financières, ce numéro, est aussi de contribuer à briser ce que j’appelle « le duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif ». (autrement dit, les Français se croient responsables de tout, et les Algériens responsables de rien, bien qu’ils soient indépendants depuis bientôt un demi-siècle). Et qui fut aussi le premier à la rejeter explicitement : « Je me suis élevé dans Le Figaro le 6 août 2001 contre la volonté du Monde de lancer la France dans une campagne de repentance sur les tortures en Algérie. Je l’ai écrit à Bachir Boumaza (...) , pour lui dire que je réprouve absolument, comme ici même Ahmed Rouadjia, l’aventure dans laquelle il cherche à lancer son pays à travers sa Fondation du 8 mai 1945 » [13]. Quant à mon maître Charles-Robert Ageron, il avait courtoisement mais fermement réfuté les allégations de cette Fondation dans un article écrit peu après que le cinquantième anniversaire des "massacres de Sétif du 8 mai 1945" ait "donné lieu en Algérie et en France à une série de commémorations largement médiatisées dans lesquelles l’histoire et les historiens français furent souvent malmenés voire disqualifiés. C’est ainsi que dans une conférence-débat donnée en Sorbonne le 4 mai 1995, un ancien ministre FLN, M. Bachir Boumaza, s’éleva contre ’les tentatives révisionnistes de l’histoire coloniale française’ qui visent à minimiser l’ampleur et l’horreur des massacres de civils algériens. Dans la page Histoire du journal Le Monde (n° du 14 mai 1995), un journaliste FLN qui écrit sous le pseudonyme de Ali Habib s’en est pris ’aux historiens français qui se livrent depuis un demi-siècle à une bataille de chiffres morbide’ alors que ’du côté algérien la cause est entendue’, le génocide perpétré volontairement à la suite d’une provocation colonialiste aurait fait ’45.000 morts, chiffre officiel’". Après avoir évoqué plus précisément encore les activités de la Fondation du 8 mai 1945, Charles-Robert Ageron se proposait de "présenter ici le rappel vérifié des faits, et quelques réponses aux interrogations d’une histoire critique. Car à mon sens tous les historiens, quelles que soient leur nationalité et leur religion, professent un même culte : celui de la vérité contre tous les faux patriotiques, et n’entendent jamais renoncer à leur esprit critique" [14]. Déjà deux ans plus tôt, il avait très fermement tracé la voie qui devait être celle des historiens : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connue ni ‘l’Algérie de papa » ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [15].

Les historiens d’aujourd’hui, spécialistes de l’Algérie et de sa guerre d’indépendance, feraient bien de ne pas l’oublier.

Guy Pervillé

Voir sur mon site internet http://guy.perville.free.fr, mes nombreux articles écrits depuis 2002 (au moins) sur ce sujet :

Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2002)

Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France (2003)

La production de l’histoire de l’Algérie, en Algérie et en France, après la décolonisation (2003)

La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France (2004) (texte joint à ce message)

La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ? (2004)

L’historiographie de la guerre d’Algérie, en France, entre mémoire et histoire (2004)

La date commémorative de la guerre d’Algérie en France (2004)

Les sciences historiques et la découverte tardive de la guerre d’Algérie : d’une mémoire conflictuelle à la réconciliation historiographique ? (2004)

La ”première” et la “deuxième guerre d’Algérie” : similitudes et différences (2004)

Réponse à Gilles Manceron (2005)

Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France (2005)

L’histoire immédiate de la relation franco-algérienne : vers un traité d’amitié franco-algérien ? (2006)

La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an (2006)

France-Algérie : groupes de pression et histoire (2006)

Histoire et mémoire de la décolonisation en France et en Algérie : les causes de l’échec du traité d’amitié franco-algérien (2007).

Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese : "Une note sur le ’mur des disparus’" (2007)

A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" (2007)

Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, historiens et membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (2008)

Préface au livre de Roger Vétillard, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Editions de Paris (2008)

Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2009) (2009).

Ainsi que mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 267-312.

[1] J’ai été renseigné sur ce scénario non par le général directeur du Service historique des armées, mais par le général Maurice Faivre.

[2] Notamment Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault.

[3] Réponse de Jérôme Clément reproduite dans le livre de Maurice Villard, La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, menaces sur l’Algérie française, édité par l’Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997, p. 33.

 [4] Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, Sétif, Guelma, Kherrata. Préfaces de Mehdi Lallaoui et de Jean-Charles Jauffret, Paris, Au nom de la mémoire et Syros, 1995, 251 p.

[5] Jean-Charles Jauffret, « Archives militaires et guerre d’Algérie », actes du colloque Marseille et le choc des décolonisations, s.dir. Jean-Jacques Jordi et Emile Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996, p. 171, et note 1 pp. 176-177.

[6] Michaël-Lamine Tabakretine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, s. dir. D. Amrane, Université de Toulouse-le Mirail, septembre 2000.

[7] Ahmed Rouadjia, « Hideuse et bien-aimée, la France », Panoramiques, n° spécial intitulé « Algériens-français : bientôt finis les enfantillages ? », n°62, 1er trimestre 2003, pp. 204-214.

[8] A l’exception du livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La découverte, 2009, qui a critiqué avec pertinence la politique commémorative appliquée par l’Algérie depuis 1995, pp. 14-15. Il a eu aussi le grand mérite de distinguer très clairement ce qui s’était passé à Sétif, où une véritable insurrection a provoqué la répression, et à Guelma, où la répression à précédé et provoqué un début de soulèvement (p. 13).

[9] A l’exception d’une question d’un sondage d’opinion réalisé le 30 octobre 2004 dans les deux pays : A la question : « La France devrait-elle présenter des excuses officielles au peuple algérien concernant son comportement durant la guerre d’Algérie ? », les sondés français ont répondu Oui à 45 % et Non à 50%, les Algériens Oui à 88% et Non à 7% (5% des sondés ne se prononçant pas dans chacun des deux pays).

[10] Voir le texte reproduit sur le site Notre journal, http://www.notrejournal.info/journal/proposition-de-loi-pour-la, 28 février 2010.

[11] Isabelle Mandraud, « La mauvaise humeur d’Alger à l’égard de Paris. Un (sic) député algérien propose de juger les ‘responsables de crimes coloniaux’ », Le Monde, 11 février 2010. Seul le site Novopress.info.france, très orienté à droite, a rendu compte régulièrement de l’élaboration de ce projet depuis le 5 novembre 2009.

[12] Le Monde, 14-15 février 2010. Le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon a pris la même position.

[13] Guy Hennebelle, « Editorial ravageur », dans Panoramiques, op. cit., pp. 20 et 23.

[14] "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.

[15] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.


 

Wagner le 09.10.10 à 14:24 dans a/ Le Mouvement - Lu 1127 fois - Version imprimable
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