Si, comme nous le croyons, la mémoire collective est essentiellement une reconstruction du passé, si elle adapte l’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du présent, la connaissance de ce qui était à l’origine est secondaire, sinon tout à fait inutile, puisque la réalité du passé n’est plus là, comme un modèle immuable auquel il faudrait se conformer. L’expérience que nous étudions, quels qu’en soient l’ampleur et l’intérêt intrinsèque, n’est, pour nous, qu’une expérience de psychologie collective, et les lois que nous en pouvons tirer auront à être confirmées et précisées par des enquêtes du même genre sur d’autres faits.
Halbwachs, 1941 : 7.
- 1 J’entends par ce terme les Français et les migrants originaires d’autres pays, principalement europ (...)
- 2 Il existe quelques analyses sur ce sujet durant la période coloniale et ensuite des analyses par « (...)
- 3 En évoquant cette question, je n’entends pas définir seulement la mémoire comme une persistance dan (...)
1Je souhaiterais ici revenir sur une expérience de recherche, conduite durant plus d’une dizaine d’années sur les Européens d’Algérie1, appelés aujourd’hui « pieds-noirs ». Cette étude fut d’abord axée sur les rites de mariage pendant et après la colonisation, recouvrant la question essentielle de l’alliance, jusqu’alors peu traitée2, pour comprendre les caractéristiques de ce groupement hétérogène, en Algérie puis en France. De fait, cette question obligeait à interroger la « mémoire » comme dispositif critique pour déconstruire certains éléments apparus au cours de cette enquête et qui dénotaient un rapport problématique à l’histoire, entendue aussi comme continuité3, de cette population.
2Problématique, cette relation l’était au moins à deux titres. D’une part, les expériences recueillies, le récit historique et politique et les discours communs présentaient une incompatibilité qui ne se laissait pas réduire à une altération de l’histoire ou à des stratégies mémorielles (Gensburger, 2002). La « mémoire sociale » ne peut s’observer ou exister en dehors des individus, ni être limitée à des usages politiques du passé, théorie pourtant largement accréditée à propos des pieds-noirs. Cette uniformisation de la mémoire sous son seul angle stratégique trouvait de fait assez vite ses limites dans les traces des expériences recueillies auprès des individus.
3D’autre part, par-delà les situations différentes constatées chez cette population, apparaissait le sentiment d’une difficulté à transmettre, redoublée par la dispersion des familles après 1962 sur une terre qui était pour beaucoup d’entre elles et à bien des égards étrangère. Est-ce que cette difficulté découlait « de l’isolement social et d’une position marginale ou de rupture par rapport au groupe ici pertinent dans la structuration de la mémoire », ou au contraire résultait-elle « d’une insertion sociale forte à un groupe, mais décalée » (Gensburger, 2005 : 59) ?
4Pour tenter de répondre à ces questions, je suis partie de l’étude d’un sanctuaire marial algérien transposé à Nîmes : les interactions observées entre des individus aux positions et aux identifications sociales par ailleurs différentes révélaient une représentation commune du passé. Au cours de plusieurs terrains au sanctuaire, entre 1995 et 2000, j’ai effectué des entretiens auprès de pieds-noirs et de leurs enfants, de harkis, de Français nés au Maghreb et de Nîmois, et dépouillé de nombreuses archives (Baussant, 2002).
5Je m’intéresserai ici à ce « fil rouge » de la mémoire qui a traversé mon enquête sur une population encore aujourd’hui problématique, notamment de par son lien avec la colonisation et de par son hétérogénéité sociale et culturelle, laquelle renverse quelque peu la perspective d’un groupement dominant et homogène. Il s’agit également de comprendre comment cette question de la mémoire s’est articulée, du fait de ma position de descendante de pieds-noirs, avec la question de distance dans le terrain ethnographique. Si nul ne peut y échapper, peut-être s’est-elle posée ici avec une certaine acuité. Elle m’a obligée à revenir sur les conditions sociales de réception d’une analyse, dans un contexte encore marqué par des enjeux présents, politiques et idéologiques, lesquels peuvent s’écarter, implicitement ou explicitement, des objectifs de connaissance proprement dits.
6Il est difficile d’aborder les Européens d’Algérie sans opter pour une perspective qui permette une contextualisation historique de la conjoncture présente. On se trouve alors face à une série de difficultés, dont celle de la périodisation, du local, des divisions multiples à l’intérieur de la société coloniale. Les recherches consacrées à l’Algérie durant la colonisation reflètent un nivellement des disparités et une définition d’entités monolithiques — Européens versus autochtones —, y compris après 1962. Les hiérarchies4 et les traces qu’elles ont laissées dans les représentations des individus, comme certaines proximités avec les populations dites autochtones ou les liens tissés avec le pays, sont ainsi gommées. Peut-être la focalisation des recherches autour de la guerre d’Algérie est-elle venue encore accentuer cet « effacement » des clivages internes.
- 4 Ces dernières peuvent s’exprimer en termes de genre, de nationalité ou de « race », d’affiliation r (...)
7Que l’on se situe dans une perspective temporelle et spatiale, individuelle ou collective, aussitôt l’on se trouve confronté à cette hétérogénéité et aux différents milieux qui constituent la société européenne d’Algérie. Cette hétérogénéité relève à la fois des caractéristiques propres à l’histoire, dans la durée, du peuplement pendant la colonisation, et des courants idéologiques qui traversent la Métropole et l’Algérie en fonction des époques considérées. Il existe ainsi une pluralité de démarcations, de stratifications codifiées et variables, au sein de ces groupes, souvent pauvres, aux normes culturelles, aux droits et aux privilèges politiques et/ou sociaux distincts, et qui ont connu une intégration complexe au cours de la période coloniale. Cette stratification est également liée à une ligne de fracture première, entre les populations alors catégorisées comme « indigènes » et les « autres ». Dans le contexte de la présence d’une diversité des origines à l’intérieur d’une même famille et du rapport avec le voisinage, la pluralité même des appartenances et des références interculturelles internes et externes semble constituer cette hétérogénéité en un élément central, générant des ruptures et des agencements nouveaux, et ce en dépit même des facteurs potentiels d’uniformisation tendancielle.
- 5 À peu près à la même époque, certains auteurs, comme R. Randau (1911), voient dans la fusion entre (...)
8Parmi les auteurs qui ont travaillé sur cette population, Victor Demontès (1906) signale ainsi une division interne en deux groupes, les Français et les autres, elle-même recouverte par la rupture entre Européens et Algériens5. En 1958, Pierre Bourdieu oppose le bloc des « Européens d’Algérie », dont la composition se résume à une note de bas de page (1958 : 112) à la diversité des « autochtones », déclinés en Kabyles, Chaouias, Mozabites et arabophones, à l’intérieur d’une « société coloniale » qu’il compare « à un système de castes » (op. cit. : 115-116). Pierre Nora (1961) en dresse une esquisse sociologique surprenante, qu’il s’agisse du rapport de cette population au politique, rapport décrit dans son ouvrage entre aveuglement, immaturité et manipulation experte, ou bien des caractéristiques distinctives de cette population, telles que « l’accent froncé » (1961 : 52), sa « psychologie du Croisé au rabais » (Monteil, 1961 : 482). Ou encore la perte de sa « précieuse substance occidentale » qui semble aller de pair avec son adoption des mœurs arabes (Nora, 1961 : 51).
9Cette inconsistance relative du savoir rejoint une certaine forme d’ignorance, rarement avouée. Devant expliciter ma population d’enquête à différents interlocuteurs, dans le cadre de mon travail, j’ai pu constater qu’elle est essentialisée dans trois catégories, dont au moins deux sont totalement opposées : la population juive d’Afrique du Nord, les Algériens dans l’acception actuelle du terme, et des individus, souvent globalement qualifiés de colons, ayant exploité ces mêmes Algériens auxquels ils sont assimilés.
- 6 Cf. quelques-uns des travaux les plus récents : Martini, 1997 ; Verdès-Leroux, 2001 ; Savarese, 200 (...)
- 7 Cette approche est explorée aujourd’hui par F. Colonna (2007).
- 8 À l’exception de monographies et d’ouvrages portant essentiellement sur le xixe siècle. Cf. notamme (...)
- 9 Lequel reste encore à définir, car s’agit-il de l’Algérie ou des différents pays d’où venaient les (...)
10Les travaux historiques, sociologiques et littéraires6 concernant les Européens d’Algérie restent rares, au regard de la profusion de recherches sur l’Algérie menées notamment après la période coloniale. Plus rarement encore, l’hétérogénéité de cette population a constitué une problématique d’approche pour saisir sa complexité7. Promis à disparaître, les Européens d’Algérie ont été également évincés partiellement des sciences sociales8 (Marié, 1988 : 65) en raison de la « compromission coloniale » qui leur est attribuée, et dont on remarquera qu’elle peut s’entendre au moins selon deux acceptions opposées, participation active ou passive à la colonisation, « corruption » au contact des populations dites « indigènes »… Désigné comme événement fondateur de la population pied-noir, l’exil signe l’arrêt d’une culture désormais définie comme elliptique et « anachronique », en l’absence de réelle possibilité de retour au pays des « ancêtres »9, et de par la disparition progressive de ceux qui vécurent en Algérie et avec eux, des souvenirs, des traces des lieux et des événements du quotidien.
11Cette population constitue un « objet à la marge », comme l’est l’étude portant sur des individus qui ne s’accordent pas même toujours sur le nom à attribuer à leur « groupe » et sur les critères internes qui le définiraient. Je pus en prendre conscience lorsque je cherchais un laboratoire dans lequel effectuer mon stage de dea : le premier que je contactai, regroupant des spécialistes du Maghreb et du Moyen-Orient, me répondit que les Européens d’Algérie ne les intéressaient pas, car ils ne faisaient pas partie, je cite, « du monde arabe ». Le second, qui affichait une spécialisation européaniste, me fit savoir que cette population ne relevait pas « du domaine européen ».
12Lors des observations menées au sanctuaire ou au cours des entretiens auprès de pèlerins et de non-pèlerins10, se posa très vite la question de l’identité qui m’était attribuée et de mon appartenance aux deux mondes, en tant que descendante d’Européens d’Algérie, née en France. Certes, ma proximité avec les codes et les pratiques tacites de ces univers me permettaient dans le même temps de me décaler des représentations. Reste que la connotation sociale parfois dépréciative attribuée aux pieds-noirs11 a marqué mon enquête, de même que, à l’inverse, l’interprétation sociale « positive » que mes interlocuteurs non pieds-noirs attribuaient notamment au rôle des « Métropolitains » dans l’indépendance de l’Algérie. Alors que je croisais les entretiens avec ces différents acteurs, j’étais confrontée à des jugements de valeurs antinomiques. Par exemple il m’arrivait, dans une même journée, d’effectuer un entretien avec un(e) pied-noir qui énonçait son rapport à l’Algérie, à la France et aux « Français de France», dépeints par le biais de caricatures internes — froids, peu accueillants, voire hostiles, paresseux, inefficaces dans le travail, malhonnêtes, racistes… Puis, l’après-midi, je rencontrais un de ces « Français de France », en relation quotidienne avec des pieds-noirs, dans le cadre professionnel ou de voisinage, et qui me décrivait ces derniers comme étant tour à tour « violents, racistes, vulgaires12, menteurs, voleurs, arabisés et/ou judaïsés, exploiteurs, pétainistes, antisémites… ». Dans certains cas, soit il m’était demandé de prendre position, ce que j’évitais avec plus ou moins de succès, soit mon écoute et mon silence semblaient avoir « valeur d’assentiment », ce qui donnait lieu à de plus amples développements sur la question de la part de mes interlocuteurs.
- 10 Dans le Gard, la Côte d’Azur, la Charente-Maritime, le Var, l’Hérault, les Bouches-du-Rhône, la Dor (...)
- 11 Qu’il s’agisse du statut et de la position politique passée ou présente attribuée aux intéressés, o (...)
- 12 Cette vulgarité trouvant aussi sa cause, selon ces interlocuteurs, dans les origines non « français (...)
13La multiplication de va-et-vient entre ces mondes en apparence opposés m’a permis de construire mon travail dans une réflexivité permanente et dans une visée de distanciation méthodique vis-à-vis de ces représentations normatives dans lesquelles, au cours des entretiens comme des interactions avec les individus, je me trouvais assignée, implicitement ou explicitement (en tant que descendante de pieds-noirs ou en tant que Française née en France).
14Néanmoins, cette position ne manqua pas de provoquer chez moi un certain malaise quand, au cours de mes terrains, puis de leur restitution, revenait toujours chez mes interlocuteurs non pieds-noirs, la question de mon lien avec cette histoire et/ou la volonté de me situer à l’intérieur d’un statut catégoriel, alors même que l’identité de cette population faisait l’objet chez eux de représentations parfois contradictoires : à la fois arabisés et ayant exploité les Algériens, associés aux populations de confession juive et stigmatisés par leurs origines étrangères, en particulier espagnoles, et leur antisémitisme. Ce statut s’établissait en fonction soit de mon nom de famille, perçu comme une francisation de Bensoussan et qui m’associait pour certains à une identité « juive », soit de mon ascendance : j’étais alors considérée comme une Algérienne ou comme une fille de « colons ».
15Cette identité attribuée n’était pas sans conséquences. Souvent, face à mes différents interlocuteurs, il me fallait redéfinir de quelle place je parlais, comme si cette question, qui se pose à un moment donné dans tout travail scientifique, devenait ici centrale pour me situer dans des enjeux et des débats — tels que ceux d’être « pour » ou « contre » les pieds-noirs — qui n’étaient pas directement ni l’objet ni le sujet de mon travail.
16Néanmoins, les pieds-noirs que je rencontrais ne cherchaient pas tous à établir mon propre lien, familial et historique, avec l’Algérie. Cette position ne m’était pas tout à fait étrangère, puisqu’au travers de la question de la « mémoire », j’essayais de comprendre la rupture que l’exil d’Algérie avait engendrée dans la succession des générations. Mon ascendance ne constitua donc pas vraiment une clé d’entrée auprès de cette population, même si elle orienta sans doute le discours de mes interlocuteurs. Si mon intervention me plaçait comme partie prenante des récits que j’avais sollicités, ce projet ne prit pas la tournure d’un réenracinement, même si de fait je devenais le récepteur d’un récit qui relevait de la sphère collective et familiale. Parfois très didactiques et répétitives, quelquefois dures et amères, les paroles prononcées étaient souvent douloureuses pour les personnes rencontrées. Les entretiens pouvaient se révéler déroutants, les pleurs versés par mes interlocuteurs ne se référant pas forcément à un événement précis, mais surgissant au hasard d’une question sur la Vierge ou sur la recette de la Mouna, gâteau « traditionnel » confectionné pour Pâques.
17« Si j’avais pu te dire quelque chose de l’Algérie que j’ai connue, je l’aurais sans doute fait. Mais que dire d’un pays qui n’existe plus ? Que dire d’une personne qui n’existe plus ? Ma vie s’est arrêtée là il y a trente-sept ans. Tout ce qui est advenu après, vois-tu, ça ne compte pas », me déclara ainsi une des personnes que je rencontrais régulièrement. Une autre, à l’issue d’un entretien, me dit : « D’abord, vous seriez différente si vous étiez née en Algérie. Je ne sais pas, vous seriez spontanée, vous ne seriez pas coincée comme tous les métropolitains… Vous n’avez pas la gestuelle, la façon de s’asseoir… C’est vrai que vous n’avez pas de souvenirs, et puis cet état d’esprit, ce mécanisme. » Pour cet autre, « les derniers pieds-noirs vont disparaître un jour » et il fallait que « la mémoire soit transmise différemment, par les livres ».
18Ce discours résonnait paradoxalement avec ceux tenus par des Algériens que je rencontrais en France, en Algérie ou lors de ma vie au Canada. Parmi ceux qui me demandaient de décliner mon ascendance pied-noir, ils furent nombreux à déclarer avoir reconnu en moi « une enfant du pays ». Dans ces propos, je retrouvais néanmoins un écho avec les discours pieds-noirs, mais à un autre niveau : de nombreux pieds-noirs avaient évoqué avec moi la question de leur départ d’Algérie et de la violence qui avait entouré ce dernier. Puis certains m’avaient parlé de leur retour en Algérie dans le cadre d’un voyage touristique, au cours duquel ils avaient visité leur ancienne maison : « Je suis rentré dans la cour où j’habitais. […] Ça m’a remué. Là où étaient mes parents, chez mes parents c’était un Arabe qui habitait, un Marocain qui m’a fait rentrer. Il y avait encore les meubles de ma mère, ils les ont conservés, même les cadres ! Ils n’ont même pas eu… Bien reçu, très bien reçu mais alors…, et je vous dis, j’ai fait une croix, l’Algérie pour moi, c’est terminé », me déclara ainsi cet homme. Tandis qu’un autre évoqua dans les termes de la sidération la découverte de cette famille installée dans la cuisine en formica de l’ancien appartement de ses parents, conservée presque telle quelle : « Je me suis trouvé ramené au début des années 1960 mais avec d’autres personnes dans ma cuisine. » Un autre encore, visitant la maison de ses grands-parents, fut frappé de retrouver à l’identique la chambre de ces derniers qu’il avait en photo. La femme qui l’avait fait entrer lui déclarant : « Je l’ai gardé pour toi. Je savais que vous alliez revenir un jour. » Ces paroles revinrent souvent dans les entretiens à propos des objets et des biens laissés en Algérie, mettant en lumière l’incongruité entre cette fixation d’un décor qui les projetait dans le passé et le fait que le pays pour eux avait dans le même temps comme « changé de nature ».
19Dans ces deux positions, qui ne sont pas symétriques, on retrouve, semble-t-il, quelque chose de commun : la volonté ou l’acte de préserver quelque chose, une trace, des souvenirs, des biens précis individuels et collectifs — pas n’importe lesquels et qu’il resterait à identifier, au cas par cas —, que rien ni personne d’autre qu’eux-mêmes ne pourrait modifier, devenant ainsi intouchables et sans successeur possible.
- 13 Cf. notamment le compte rendu du voyage effectué du 29 octobre au 3 novembre 1992 par l’Association (...)
20Certes, on ne peut pas mettre sur le même plan toutes les formes de conservation du passé. En Algérie, l’hôtel El-Djazaïr se revendique sur ses savonnettes comme « Anciennement Saint-Georges, Maison fondée en 1889 » et tapisse ses corridors de photos datant de la période coloniale. Les agences immobilières valorisent les appartements appelés coloniaux, lesquels tirent une plus-value du fait d’avoir conservé un carrelage colonial, une cheminée coloniale… Mais quand, en dépit de leur dégradation, un certain nombre de cimetières13 restent préservés, voire protégés en Algérie, tandis que les pieds-noirs, qui évoquent douloureusement leur perte, semblent relativement peu nombreux à agir en faveur de leur conservation et moins nombreux encore à avoir fait rapatrier des corps, on se trouve devant un phénomène d’un autre ordre.
- 14 Ainsi que le note P. Legendre, cité par F. Talahite (2000), le système français fait partie des « s (...)
21Resurgit, à travers ces éléments, la question de la captation du passé, qui signe une parole et un oubli impossibles (Lapierre, 1989). Cette captation semble s’inscrire dans une histoire longue de spoliations — liées aux guerres et occupations du pays ou de villes par différentes puissances étrangères, telle que l’Espagne à Oran, entre le xvie et le xixe siècle, la France à partir de 1830… — et d’incorporations successives des mémoires, et ce, au-delà d’un point de vue administratif et juridique14. Ainsi, rappelle G. Grandguillaume (1998 : 14), « il m’a été dit de plusieurs côtés que les lois algériennes étaient souvent des reprises textuelles des lois françaises. Cela s’ajoute naturellement à la disposition qui, en 1962, a repris au compte de l’Algérie l’ensemble de la législation française, hormis ce qui contrevenait à la souveraineté et à l’Islam », et ce jusqu’à la loi du 5 juillet 1973. À Alger, Zeynep Celik (1997 et 2002) montre, à travers le seul exemple de la Place d’armes, construite après 1830 par l’armée française devant le Palais du Dey, la multiplicité des sens dont elle est chargée au cours du temps. Édifiée sur la base de nombreuses destructions de bâtisses et d’institutions qui formaient un des cœurs vitaux du tissu urbain algérois, elle prend sa forme finale hexagonale en 1844, mêlant des bâtiments qui empruntent au style français d’alors et la préservation de la mosquée Al Djedîd (sur le minaret de laquelle une horloge sera placée en 1852). Une statue de cinq mètres du Duc d’Orléans est érigée en 1845, non au centre de la place mais sur le côté droit devant la mosquée, le regard tourné face à la Casbah. La place fut rebaptisée en 1870, lors du passage au régime civil, Place du gouvernement, puis après l’indépendance du pays Place des martyrs. La statue fut enlevée et son emplacement marqué par un mémorial abstrait. Néanmoins, elle est toujours nommée par les habitants comme la place du cheval. En juillet 1962, toujours à Alger, la nouvelle équipe algérienne appelée à diriger le pays s’installe dans les bureaux du gouvernement général français depuis 1930, tandis que cent ans plus tôt, l’armée de De Bourmont s’installait dans la Casbah, dans une forteresse siège du gouvernement turc depuis 1817. De son côté, Fethi Benslama a montré que la mémoire victimaire ou martyriologique développée en Algérie, loin de permettre une séparation, peut aller jusqu’à une incorporation dans le corpus mémorial (1999 : 222). Ainsi à Oran, un monument aux morts français de la première et seconde guerre mondiale a été recouvert par une chape de céramique et transformé en mémorial des morts algériens pendant la période coloniale : « Autrement dit, la mémoire martyriologique a été jusqu’à s’approprier les morts de ses ennemis et les enfermer dans son propre mémorial […] » Le choix a été fait de rester « collées à la mémoire de leur ancien ennemi, de mêler ses morts aux siens, […] d’enfermer les symboles de la souveraineté de l’autre dans l’enveloppe de son propre corps symbolique » (op. cit. : 222-223).
22Cette idée de fixation fait également écho à la situation du sanctuaire marial de Nîmes, qui peut être vu comme une forme de conservatoire du passé, sous formes de bribes, produit sur le mode du cénotaphe, destiné à rester dans les marges intérieures des institutions religieuses, seules garantes aux yeux des pieds-noirs d’une forme de pérennité. Les fondateurs du lieu, des hommes laïcs, n’ont d’ailleurs pas imaginé leur continuité autrement que sous la forme d’un lieu sacré, protégé et qui ne pourra faire survivre leur histoire que sous cette forme, hors du cercle de la descendance.
23Mais dans le même temps, la question de l’expropriation du lieu, par la violence et en dehors de toute protection de la loi, dans un quartier où les pieds-noirs, de majoritaires étaient devenus minoritaires, revient dans les entretiens. En effet, au cours de mes différents terrains, à de nombreuses reprises fut évoquée la manière dont le sanctuaire s’était trouvé peu à peu enclavé au sein d’un quartier où avait vu aussi le jour, plus tard, d’abord une salle de prières puis une mosquée. Certes, les membres de l’Association des Amis de Notre Dame de Santa Cruz soulignaient les bonnes relations qu’ils avaient établies avec les responsables de ces deux lieux. Mais leur émergence et leur « succès » — et notamment celle, récente, de la mosquée — n’étaient pas sans provoquer des interrogations chez certaines personnes, notamment, en terme de fréquentation pour le sanctuaire et l’église paroissiale, de moins en moins investis, pour différentes raisons. Revenait aussi, y compris dans les entretiens effectués avec des personnes du quartier, qui n’étaient pas des pieds-noirs, l’image négative attribuée à ce dernier. Au sanctuaire même, les différents actes de violence ou de vols commis dans le quartier ou dans le lieu de culte même, en dehors ou lors du pèlerinage de l’Ascension, m’étaient racontés. Je connaissais les différentes mesures de sécurité prises par l’Association — notamment le fait d’avoir un gardien à demeure, de lâcher sept chiens dans le sanctuaire tous les soirs jusqu’au matin… Enfin, au cours des différents pèlerinages, j’observais également différents actes de violence, verbale ou physique, de la part d’habitants du quartier, et en particulier des jeunes dont les parents sont le plus souvent originaires des pays du Maghreb, entre autres à l’encontre des pèlerins et des organisateurs. Tous ces éléments vécus dans le présent n’étaient pas sans soulever une grande inquiétude chez certains pieds-noirs, quant à leur avenir dans le quartier et à celui du sanctuaire. Ils les analysaient souvent à la lumière de leurs expériences passées : ainsi, revenait l’idée qu’à terme, « comme par le passé » selon eux, ils allaient être expropriés de ce lieu qu’ils avaient construit eux-mêmes et avec leurs propres fonds, de manière violente et sans protection de la part des autorités françaises.
- 15 Cf. à ce sujet Talahite, 2000.
24Ces différents biens évoqués précédemment, ce qu’ils représentent et qui ils représentent, se révèlent en quelque sorte à la marge ou en décalage par rapport au présent. Ils se réfèrent à une phase de la vie des individus, à un espace peuplant les mémoires et les lieux de leurs disparitions et dont l’absence de situation sociale parfois explicite empêche, semble-t-il, la constitution d’une représentation collective à leur sujet (Bacqué, 1992). Ils renvoient aussi à une perspective où la relation à l’autre s’imagine sur le mode d’une liaison violente, dans un univers où il faut pour vivre prendre la place de et sur l’autre, avec toujours dans l’idée qu’à tout moment, il peut vous la reprendre. Dans cette image de l’appartement conservé avec ses meubles et ses photos aux murs, dans ce « je l’ai gardé pour toi », il y a, semble-t-il, comme une parole qui fait miroir avec cette vision, sans pouvoir restituer l’ensemble de ses dimensions. Car si d’aucuns ne peuvent concevoir la conservation de certains objets et meubles qu’en terme de spoliation, ils ne peuvent pas non plus, semble-t-il, faire le lien avec les politiques de spoliations passées, qui ont accompagné, précédé ou suivi la venue des migrants en Algérie, que ces derniers en aient ou non bénéficié directement. Et ils envisagent peut-être encore moins ce que signifie pour les Algériens d’être « installés dans les meubles » des pieds-noirs, dans un habitat pour lequel ils n’ont souvent et longtemps eu aucun titre de propriété, les soumettant eux-mêmes à l’arbitraire d’une expulsion15. Dans ce cas précis, on voit combien, même considérée de manière différentielle, la problématique de la spoliation de part et d’autre ancre toute appropriation sur fond d’une expropriation passée ou possible (Médam, 1991) et inscrit les individus dans un sentiment de contemporanéité à soi.
25Lors des restitutions de mon travail, les discussions se centrèrent parfois sur l’adhésion ou la position critique vis-à-vis des valeurs véhiculées par mes informateurs, davantage que sur le fond des hypothèses et des analyses proposées. Pourquoi, en 2002, quarante ans après le départ des Européens d’Algérie et l’indépendance du pays, cette question se trouvait saisie et portée comme un élément central, déviant plus ou moins systématiquement l’analyse scientifique vers des enjeux idéologiques et politiques qui se superposaient aux objectifs premiers de connaissance ? À ce constat, se surajoutait un autre « malentendu » à propos de la question des relations entre la sociologie ou l’ethnologie et l’histoire au sujet de la mémoire.
- 16 Environ un million de personnes en 1962.
26Mon niveau de description et d’analyse était celui des catégories sur lesquelles les individus avaient construit les représentations internes de leur passé et des pratiques sociales de la mémoire, en tenant compte de leur position sociale, du genre, des identifications multiples auxquelles ils se rattachent ou encore de leur relation ou non de proximité avec les associations pieds-noirs. J’avais essayé de comprendre ce qui avait empêché un enracinement durable de ce groupe16 autrement que sous la forme de minorités ou de groupes particularistes, coexistant depuis près de cent trente ans avec des populations presque dix fois plus nombreuses. Pourquoi et comment étaient-ils ainsi restés massivement pris dans le cadre colonial créé par l’histoire ? Comment retranscrire et rendre compte de cet aveuglement face au système politique colonial, qui avait poussé certains individus à s’endetter pour l’achat d’un appartement en pleine guerre d’Algérie ou à vouloir rester, parfois au prix de leur vie ? J’avais tenté de saisir comment la situation première de migrants en Algérie et les inégalités forgées dans le cadre colonial avaient influé sur la transmission, ne favorisant pas, dans un contexte politique qui prônait le mythe d’un pays sans passé et d’une race nouvelle, une continuité élaborée sur des inscriptions successives. Je m’étais interrogée sur la manière dont, en dépit ou peut-être en raison même de la guerre et de l’exil, s’était développée progressivement une conscience de l’histoire généalogique des familles. Elle semblait attester d’un besoin nostalgique de réaffiliation dans un système de parenté et d’appartenance, par-delà les méandres des « origines ». Au travers des récits familiaux, se construisait en partie l’histoire socio-économique et culturelle de la colonisation en Algérie, ses stratégies, ses conflits et ses alliances, ainsi que l’héritage modelé par la coexistence de plusieurs cultures. Certaines des expressions idylliques des relations entre ces dernières restaient représentées par des lieux, des pratiques quotidiennes, des solidarités, des mouvements et des courants d’idées témoignant de la complexité de cette histoire. Tout cela n’avait donc pas nécessairement de rapport avec l’historicité des événements ni leur caractère factuel.
27Enfin, en travaillant sur ce sanctuaire, j’avais voulu comprendre le comment de cet attachement continu à l’Algérie perdue et à sa société, et la manière dont l’oubli semblait ici conçu comme une forme de néantisation, ne laissant ni traces, ni souvenirs. Il m’apparaissait que le regroupement religieux avait permis de sortir de l’isolement des individus qui avaient été renvoyés, du fait de ce qu’ils avaient perdu, de manière réelle ou symbolique, à la mort potentielle du groupe auquel ils se rattachaient et à la conscience d’un sentiment d’abandon. Pourtant, dans ce cadre précis, la focalisation sur l’Algérie française semblait par ce biais avoir aussi perduré et s’être cristallisée, au point que se posait la question de savoir si les individus avaient choisi ou pu choisir de partager ou non le destin de cet objet perdu.
- 17 Cf. à ce propos la position de Scioldo-Zürcher, 2007.
28L’intérêt de ces restitutions fut de mettre au jour, en fonction des différentes personnes qui discutèrent de mon travail, comment peuvent se constituer des domaines d’objets et des territoires d’énoncés dans lesquels il est possible de tenir pour vraies ou fausses (Bertrand, 2006), « légitimes » ou « illégitimes » un certain nombre de propositions dans un univers social où les « programmes » de vérité peuvent être concurrents. Tantôt la discussion se centra sur ma place en tant que descendante d’Européens d’Algérie, déterminant soit une certaine empathie avec mon sujet, soit une absence d’empathie et de compréhension vis-à-vis d’expériences que je n’avais pas vécues, susceptibles l’une et l’autre de grever ma capacité à appréhender les logiques des différents acteurs en présence. Tantôt elle tourna autour de la critique de ces logiques, perçues parfois comme une manière de justifier « par tous les moyens, y compris une lecture historique falsifiée, la colonisation de l’Algérie » (Scioldo-Zürcher, 2007), et de la « nécessité » de traquer dans les mémoires les « mensonges ». Mais outre le fait qu’il reste possible de restituer un sens à l’« événement », qui se situe au-delà de la vérité factuelle (Lapierre, 1989), cette critique tendait aussi à poser l’existence d’une adéquation entre une mémoire et un groupe17 et à substantialiser des concepts collectifs qualifiant des processus interindividuels, sans tenir compte de l’ensemble des représentations disponibles définissant les champs de rencontre et d’opposition des individus et des groupes sociaux. Finalement, cette discussion sur la fiabilité du témoignage constitua en soi un prolongement de mon analyse, approfondissant l’intégration de l’ensemble des points de vue pour « enrichir » « la compréhension qu’ont les acteurs-témoins eux-mêmes des événements » (Viaud, 2003 : 20). Cela me permit d’appréhender comment la trajectoire d’une analyse, en l’occurrence la mienne, évoluait, de manière plus ou moins contingente, dans sa restitution, autour de thèmes avec lesquels j’avais pris, de par les multiples outils de recherches utilisés et mes lectures, une distance, celle-là même qui permet, tout en restant dans une « neutralité engagée » (Heinich, 2002), de dissocier la position scientifique de la situation de jugement de valeur. Je pus ainsi observer la réflexivité des acteurs sociaux et la confusion existant parfois, et ce quels que soient les récepteurs de ce travail, entre analyse scientifique, expertise et prise de position idéologique et politique. Ces discussions, dans leur caractère de controverse, me semblent avoir finalement abouti à morceler le caractère d’évidence des types d’énoncés qui cherchaient à s’imposer à l’issue de ce type de débat. Il ne s’agissait pas à mon sens d’alimenter, de disqualifier ou de « favoriser » ces modèles, mais de comprendre la manière dont ils pouvaient se juxtaposer, s’opposer, se renforcer l’un et l’autre.
29« Parler pour se rendre justice, pour prouver le bien-fondé de sa propre conduite, pour donner ses raisons, pour expliquer son propre comportement : telle pourrait bien être l’une des raisons de répondre à la sollicitation de l’ethnographe, et d’accepter ses questions », écrit Michel Naepels (2006 : 111). Faut-il encore que l’informateur attribue au chercheur une position susceptible de participer à la publicité de ces justifications. Or nombre d’acteurs auxquels je m’étais intéressée étaient loin d’être ces « “simples” rapatriés », ayant la « prétention de “faire histoire” » (Scioldo-Zürcher, 2006 : 173), avides de publiciser et de légitimer un discours victimaire. Penser cela ne revient-il pas par ailleurs à oblitérer les conditions sociales de production des discours sur le passé ?
30Ainsi, les personnes rencontrées au sanctuaire manifestèrent peu d’intérêt vis-à-vis de la restitution de mon travail. Se posait la question de la finalisation de l’échange. Les quelques retours que je pus avoir se focalisèrent sur le terme de « honte » liée à la période coloniale et sur la présence française en Algérie. Là encore, davantage que le fond de mon travail, ce qui importait semblait être la place d’où je parlais, le parti que j’étais censée avoir pris. Si elle peut s’appliquer aux conditions de l’enquête en général, sur un sujet encore chargé d’affects et d’idéologies, la description ethnographique peut être « d’autant plus investie par ses utilisateurs comme porteuse de jugements de valeur, et donc d’autant plus suspecte dans sa prétention à la neutralité, que le domaine en question est plus travaillé par la polémique » et l’ethnologue « plus requis d’y apporter des armes » (Heinich, 2002 : 125). Or le fait même que ceux — qu’ils fussent pieds-noirs ou non, engagés dans la recherche, ou passionnés par l’histoire de l’Algérie plus généralement — qui s’intéressèrent à mon travail, m’attribuèrent par la suite des positions totalement antagoniques selon leur lecture et leurs propres représentations, attesta en quelque sorte de la distance prise avec cette requête. Celle-ci ne peut être le sujet et l’objet du travail analytique entrepris.
31Ces interprétations contraires renvoient aussi à la question des conditions individuelles et sociales de réception d’une recherche, quand celle-ci se réfère à des expériences du passé en décalage, à la marge ou devenues illégitimes dans le présent. Peut-être la question du temps nécessaire à l’élaboration de ces expériences intervient-elle aussi dans le travail de réception d’une recherche et dans les possibilités d’une interaction avec les différents acteurs concernés.
32En revenant sur les conditions de ce travail de réception, je voudrais conclure sur un des effets pratiques de cette dernière, sur le moyen terme, au cours des années qui suivirent la publication de mon ouvrage en 2002. Ce dernier permit aussi, semble-t-il, de nouer une forme de lien, par les discussions dont il pût faire l’objet, entre différentes générations ou entre personnes de même génération qui ne s’étaient pas revues après l’exil alors qu’elles se disaient très proches en Algérie. Il circula ainsi en plusieurs exemplaires, distribués aux enfants, aux cousins, aux grands-parents par une personne qui l’avait lu et me signalait qu’à cette occasion de grandes réunions de famille avaient été organisées.
33À un moment, en certains lieux, chez certaines personnes, une liaison entre des mondes séparés, dispersés, parfois contradictoires, entre des logiques antinomiques et de distinction, semblait avoir été réalisée. Et cette liaison-là sortait, plutôt que d’en creuser les sillons, des voies toutes tracées par le constat généralisant d’une guerre entre des mémoires incapables de s’entendre sur l’objet même de ce qui, du passé et dans le présent, faisait débat ou litige.