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UN EXTRAIT DU LIVRE :
Le vent a soufflé sa fureur toute la nuit, heurtant la côte comme un coup de poing. L’aube se discerne à peine. J’observe un ciel de tristesses contrefaites qui comprime une lumière déprimée. La crête des vagues disparaît par instants, piégée dans ces nuées que le souffle marin pétrit.
- Je pense que cette aurore monotone annonce de la pluie, dis-je avec un peu de spleen.
Par delà la terrasse et la plage, derrière les maisons qui longent le littoral vers la verte rive et le bateau cassé qu’une obscurité résiduelle noie encore, le rougeoiement penaud du grand astre dessine l’angle aigu des toits. Le vent rabat les embruns arrachés à la cime des vagues que je respire à petits coups. Il enveloppe le visage poisseux d’Eduardo qui grommelle :
- Ce vent est tout mouillé. C’est ce vent là qui apporte le mal. Ce souffle du diable a traîné toute la nuit au-delà des contours du visible, au grand large, à ramasser des miasmes sordides. Il grogne à présent comme une bête harassée… Même la nature sécrète de la colère et de l’hostilité.
Dans cette tourmente, parler est une gageure et le vent ôte au ras des lèvres les mots déjà si réticents à venir.
- Qu’est-ce que tu bougonnes encore, Edouard ? Avec toi, il y a toujours quelque chose qui ne va pas ! dis-je en étouffant un bâillement.
Sans se donner la peine de répondre, Hernandez prend son mouchoir et s’essuie le visage, alors que le jour tire de l’ombre quelques maisons de plus ou un pan de dune. Mais c’est un jour avare de lumière qui s’annonce à Fort-de-l’eau. On le sent à la clarté trouble voire croupie qui noie tout, donnant au paysage une teinte cendrée et imbibée qui sent l’hiver. L’hiver n’existe qu’au ras du sol ; là bas, très haut, au-dessus de ce cambouis, c’est toujours l’été, c’est évident. De toute manière, cette journée n’ira probablement pas au soir sans amener la pluie.
Il y a un court silence et sa voix demande :
- Tu es victime d’insomnies, toi aussi ?
Je me donne le temps d’allumer une cigarette et lui réponds :
- On passe souvent des nuits blanches, quand on a des idées noires, c’est bien connu. En fait, cela fait une semaine que je rate mes rendez-vous avec les « ténèbres » que je n’arrive pas à fermer l’œil : depuis que tu as tristement défait tes valises dans la chambre d’amis. Des insomnies féroces, sans bavure… Et je n’arrive pas à étouffer nos soucis sous l’oreiller ou dans ces veilles fébriles. Ces brigands ont manifestement l’intention de nous faire macérer encore quelques jours.
Dans ce climat de romantisme sombre, j’observe mon ami. Une amère douleur le dessèche. Il apparaît à bout de forces. Son menton ressort étrangement du reste du visage, gâchant une générosité fragile, encore visible, mais qui cède sous le poids de l’épreuve. Le son de notre conversation prend une ampleur hachée, étonnante dans ce bourdonnement habité du vent et du battement sourd montant des vagues.
Un peu plus loin, sur la grève, un matineux alimente un brasier en y lançant de temps à autre des cageots et des débris de toutes sortes. Le crépitement est ininterrompu. La fumée se couche sur la dune et barre en diagonale la grande plage. Le vent tord la traînée claire, un peu insolite dans la suie nocturne, comme un long torchon avant de le défaire en filasse pour finalement l’enrouler aux cimes des toits avoisinants.
Une rafale imprégnée et furieuse balaye la terrasse dans un hurlement de vent d’enfer. Elle nous contraint à baisser la tête. Il y a un temps avec la complainte des courtes bordées de roseaux au bord de la villa, qui se démènent de plus en plus. Puis, lentement, Hernandez ramène son regard vers moi. Il se racle la gorge, fait un effort pour assurer sa voix et dit :
- Tu penses qu’elle est encore vivante, Enzo ?
Le timbre est oppressé ; le visage efflanqué et pâle se strie de mille rides. Son corps est vivement secoué sous son grand pull gris où il semble perdu et son regard clair dont l’intensité me surprend, m’empoigne toujours.
Malgré le vertige de tristesse qui m’accable, j’ai des mots tous prêts pour le réconforter, mais quelque chose serre ma gorge qui l’empêche d’articuler le moindre vocable. Un peu de lumière glisse à présent sur la plage et commence à filtrer au ras des toits où des nuées de fumée continuent pourtant de se déchirer. C’est le rideau des ténèbres qui se lève mollement sur la mise en scène du jour.
Transi, je me retourne et fait d’une démarche d’automate quelques pas vers l’intérieur où j’arrive juste pour voir disparaître une silhouette furtive ceinte d’un peignoir kimono en satin blanc. Si les mots me restent en travers de la gorge, ce n’est pas à cause des paroles prononcées par Eduardo, non, ce qui me paralyse c’est ce regard clair, à la fois amical et plein de défiance, voire de reproche. Tout en lui hurle la révolte. Il y a beaucoup de brutalité dans ses yeux et il en émane une force étrange à laquelle je me sens incapable de résister.
Il entre enfin, laissant à la limite de la baie vitrée les grognements versatiles du vent et ce ciel de suie que le jour dispute à un reste de nuit collé à la brume. Nous avons l’impression que dehors, la tourmente elle-même reprend son souffle et éprouvons le sentiment que son cri s’éloigne, corrompu et phénoménal, jusqu’aux confins de l’aube naissante pour rouler sur la mer démontée.
Nous restons immobiles un instant, face à face, regards mêlés. Même le grondement de la mer, même le raffut du vent n’existent plus. J’ai un mouvement vers la porte du couloir, puis, me retournant soudain, je pose ma main sur son épaule :
- Si nous n’avons pas de nouvelles avant lundi, nous agirons. Il n’est pas question d’aller solliciter Gallina. Nous irons directement voir les parents du molosse à Bab-el-Oued. Eux savent où le trouver. Nous jouerons cartes sur table et tu pourras ainsi lui faire une offre.
Je poursuis sans baisser le ton :
- Cela comporte d’énormes risques pour Daya et pour toi, mais faute de mieux, le jeu en vaut peut-être la chandelle.
Au sourire qui naît timidement sur son visage, je sens que l’étau qui comprimait sa poitrine se desserre. Sa voix de métal fêlé trahit sa satisfaction :
- Oui tu as raison, il faut bouger. Plus qu’une journée d’attente…
Sa voix se tait, comme étouffée par l’espoir insensé qui l’anime désormais. Sous la porte fermée de la chambre du fond, le filet d’onde lumineuse a disparu. Rassérénée, une jeune femme brune avec de longs cheveux a dû quitter son kimono blanc pour retrouver la tiédeur confortable du lit conjugal.
La pendule indique sept heures. Par la baie vitrée, l’aube fait pâlir la lumière du lustre. Je marche sur les pas d’Eduardo qui entre au salon. Il hésite à peine, s’approche du bar et s’installe sur un tabouret. Il a une bouffée d’autoritarisme et dit au barman qu’il voudrait absolument un Scotch, ce, avec un accent anglais zézayant, d’un Français d’origine espagnole qui tient à faire croire qu’il a l’accent anglais.
Le barman qui a un nom et un prénom à consonance italienne se dit, avec l’accent d’Oxford, qu’il n’est pas raisonnable de consommer du whisky aux aurores. Il a un sourire snobinard et exhale un soupir à décoiffer un troupeau de moutons.
Je me sentirais déshonoré de rire un bon coup. Je suis par profession un esprit logique, cohérent, mais nul homme n’est d’une seule pièce : j’ai moi aussi mes failles, mes foucades. Je sollicite donc « The Scottish Independent Distillery Company » et remplis stoïquement deux verres en cristal de « Defender Success » 12 ans d’âge, selon la plus pure tradition écossaise.
- C’est un point que nous avons en commun, assure Eduardo plaisamment en étanchant sa soif d’alcool puissant.
Il est vrai que dans ces moments-là j’arrive volontiers à communier intimement avec lui. Je le comprends.
- Ce qui m’indispose chez toi, c’est la gravité avec laquelle tu déballes ton artillerie de marrade. Ca doit être un dérèglement glandulaire… Je serais toubib, j’aurais à cœur de me pencher sur la question, dis-je en éclatant d’un rire supérieur.
- Il a du caractère, hein ! déclare Eduardo en faisant claquer la langue. Y-a de la race ! Y-a de la race !
- Ce serait malheureux ! dis-je évasivement en lui désignant le précieux cylindre d’emballage.
- Comme disait Sinatra, he has a terrible sensualism, il a un potentiel de sensualité terrible ! conclut-il.
Il se boyaute encore un peu et par bravade, remplit à nouveau son verre. Je sens bien qu’il s’en veut terriblement de ce qui arrive à son couple, mais la soûlerie matinale qu’il s’inflige s’avère un exercice pénitentiel assez efficace.
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