Point de vue
Algérie, pays du mal-vivre
LE MONDE | 28.03.09 | 14h11 • Mis à jour le
28.03.09 | 15h22
Ce que je redoutais est arrivé, on me demande mon
avis sur l'élection présidentielle du 9 avril.
Franchement, j'ai beau chercher, je ne trouve rien à
dire. Et puis c'est dangereux de parler, la récréation
est terminée, l'heure est à l'alignement. Le
président Abdelaziz Bouteflika sera réélu, point à la
ligne. Il l'a décidé, c'est réglé.
Que dire d'autre ? Passée la petite formalité du
scrutin, il reprendra son sceptre et fera ce qu'il fait
depuis toujours. Idem pour les Algériens, ils rangeront
leurs convocations et feront ce qu'ils ont toujours
fait. La force de l'habitude. Après une huitaine
d'élections présidentielles triomphales depuis la
naissance de la République algérienne démocratique et
populaire en juillet 1962, chacun sait ce qu'il a à
faire, tout se passe comme à la poste.
Pour le dire d'une phrase, je reprendrais une
formule célèbre du Canard enchaîné à propos de
je ne sais quelle réforme de fond engagée par le
gouvernement de je ne sais quel dictateur, le deuxième
(Houari Boumediene 1965-1978) ou le troisième (Chadli Ben
Djedid 1979-1992) : "Le gouvernement fait semblant
d'augmenter les salaires et les Algériens font semblant
de travailler" et la pasticherais ainsi :
"En Algérie, le président autoproclamé fait
semblant d'être candidat, et les Algériens font
semblant de voter."
Mais cela, avais-je besoin de le dire, même au pôle
Nord on le sait. On le sait depuis si longtemps qu'on a
sans doute fini par l'oublier. En se pressant la tête,
une image pourrait éventuellement surgir. Oui, c'est
ça, l'Algérie, Algeria ! Ce pays lointain où il fait
si mal vivre ! Mais les souvenirs forcés comme les cadavres
qui remontent à la surface, on sait ce que c'est, ils
ne disent pas tout. Qui sont ces cadavres putréfiés que
dégorgent des charniers de hasard ? Qui sont ces cadavres
déchiquetés que Mare Nostrum charrie d'une rive à
l'autre comme des déchets industriels, et ces
squelettes qui tombent des placards, qui sont-ils, qui les a
mis là, pourquoi, quand, comment ?
Et ces pauvres gens qui hurlent dans les caves, qui
sont-ils, qu'ont-ils fait ? Car enfin, mal vivre,
c'est cela que ça veut dire, des gens qui meurent comme
des chiens, et des gens qui les pleurent en cachette, et des
gens qui dépérissent à force de vomir. C'est croiser
chaque jour dans son quartier ses tortionnaires et les
assassins de ses amis et devoir les saluer, ou baisser les
yeux pour ne pas les blesser conformément à la loi de
Réconciliation nationale. C'est faire semblant de rien
et passer sa route.
Mal vivre, c'est ça, avoir honte de soi, de son
pays et de l'humanité. C'est ce pays que M.
Bouteflika gouverne depuis l'indépendance, comme second
couteau de 1962 à 1979, homme de l'ombre de 1980 à
1998, et comme un roi gâteux de 1999 à ce jour, et entend
le gouverner jusqu'à sa mort.
On aimerait pouvoir lui demander pourquoi il y a tant de
criminels dans son royaume, protégés par la loi, et tant
de miséreux et de persécutés qui rasent les murs. Parce
que l'affaire est de retour dans l'actualité, je
lui demanderais bien ce qu'il compte faire de
l'assassin de Me Ali André Mécili,
compagnon de M. Aït-Ahmed, abattu de trois balles dans la
tête à Paris en avril 1987 ?
Ne le sait-il pas, il s'appelle Abdelmalek Amellou,
il coule des jours sereins à Alger, non loin de son palais
présidentiel. Pourquoi ne l'a-t-il pas livré à la
justice française comme le demande instamment sa veuve,
Anne Mécili. Elle ferait son deuil et nous saurions enfin
de qui le tueur tenait son ordre de mission et qui,
aujourd'hui, vingt-deux ans après, alors que le patron
des services secrets de l'époque est décédé depuis
trois ans, le protège à son tour ? Mais il y a eu tant de
crimes et d'abominations, on ne saurait par quel bout
commencer.
La mémoire n'en peut plus. Alors on regarde
ailleurs, dans ces pays de violence, de peine et
d'impunité du bout du monde, on les connaît mieux, et
parler de leurs crimes ne prête pas à conséquence. On
pense à la Corée du Nord du dangereux Kim Jong-il, à Cuba
des interminables frères Castro, à l'Afghanistan des
sanguinaires talibans, la Libye du colonel terroriste
Kadhafi, le Soudan d'El-Béchir l'exterminateur, la
Birmanie du généralissime sorcier Than Shwe, la Chine du
très hermétique Jintao, la Russie du kagébiste Vladimir
Poutine, l'Iran de l'atomiste Mahmoud Ahmadinejad,
et à ce pauvre Zimbabwe encore et toujours en proie au
choléra et à Robert Mugabe. L'Algérie de M.
Bouteflika, c'est un peu tout ça : de l'éternité,
du thriller quotidien et beaucoup de pétrole dans les
rouages.
Mais le problème est-il seulement algérien ? On ne
peut pas ne pas se poser la question. Pourquoi et en
échange de quoi Sarkozy a-t-il récemment déclaré :
"Je préfère Bouteflika aux talibans."
Outre président de la France et chanoine de Latran,
serait-il aussi grand parrain dans l'Algérie de ces
messieurs ? Pourquoi en son temps, en 1999 et 2004, Jacques
Chirac a-t-il adoubé Abdelaziz Bouteflika et de cette
façon précipitée et ostentatoire alors que le débourrage
des urnes n'était pas achevé ? Pourquoi la France
officielle aime-t-elle tant nos tyrans ? Comment se fait-il
qu'Alexandre Adler, qui n'est pas le dernier
analyste de France, trouve tous les charmes au sieur
Bouteflika ?
Il a écrit avec beaucoup de lyrisme dans son encre :
"Il a cassé l'armée et désarmé les
islamistes." Soit, mais le sait-il, le problème
n'est pas tant l'armée mais les services secrets,
ils sont plus forts que jamais. Ce sont eux les faiseurs de
rois, de généraux, de milliardaires, ce sont eux qui
animent la machine de la terreur et décident qui doit vivre
et qui doit mourir. Les islamistes désarmés ? Soit, mais
ils sont plus forts que jamais, ils sont au gouvernement, à
l'Assemblée, ils tiennent le bazar, ils ont converti
Bouteflika et ses frères, reconquis la télévision, les
mosquées, les écoles, et font ce qu'ils veulent de nos
rues qu'ils enflamment à coups de bondieuseries et
d'appels à la haine. Bouteflika a fait le vide pour
faire de la place à son immense mégalomanie, les
islamistes l'ont subrepticement occupé et lui gonflent
la gandoura comme s'il était le Mahdi
(Messie).
Le djihad est ruse, l'islamisme sait attendre. La
vraie question est : Que feront-ils lorsqu'ils auront le
pouvoir ? MM. Sarkozy, Chirac et Adler le savent-ils ? M.
Bouteflika qu'ils soutiennent et encouragent dans ses
malversations n'est pas éternel, vu son âge et son
état de santé, on peut même avancer qu'il est fini.
On ne tardera donc pas à revenir vers eux pour leur poser
la question qu'ils ont oublié de se poser : Et
maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? Encore un coup
d'Etat, encore une guerre, un autre génocide, des
exodes et des sans-papiers à n'en plus finir ?
En attendant, formalisme oblige, il y a la campagne
électorale. Le président-candidat-déjà-élu l'a
engagée avant l'heure et la mène comme un sultan
fatigué visite ses provinces. Il débarque avec sa police
et ses chaouchs (huissiers), dit trois mots au
petit peuple, distribue de l'argent, chapitre les
pouvoirs locaux honnis des indigènes, inaugure deux-trois
vieux trucs repeints à neuf, offre un grand couscous aux
nécessiteux, et repart tremblant de fièvre. La télé fera
le reste, elle est très équipée pour les
superproductions. Au journal télévisé de 20 heures, ce
sera Barack Obama puissance 2.
Dans la course, le président-candidat-déjà-élu a
cinq concurrents. On ne sait rien d'eux. Peut-être
sont-ils des artistes engagés pour le film, peut-être
sont-ils des gens sérieux. Il y a une trotskiste de vieille
date, un islamiste radical, un ancien douanier, un
ex-apparatchik à la retraite. C'est toute la modernité
qu'on a trouvée pour emballer les jeunes.
A Alger, on les appelle les lièvres. Les poids lourds
de l'opposition démocratique se sont mis aux abonnés
absents, jouer les lièvres, ils ont déjà donné aux
présidentielles de 1999 et 2004.
Et le peuple dans tout ça ? Il fait ce qu'il a
toujours fait, il regarde ailleurs. Pour la terrifiante
machine électorale du président-candidat-déjà-élu, il
est l'ennemi public numéro un. Va-t-il enfin se
décider à se mobiliser pour la sainte victoire du 9 avril
? On a beau le courtiser, le mitrailler de SMS
comminatoires, lui rappeler les défis extraordinaires
qu'il a relevés et gagnés depuis la glorieuse
révolution de 1954 et toutes les bonnes prescriptions
coraniques, rien n'y fait. Ecoeuré, un ministre a
déclaré : "Qu'il vote ou pas, notre
président sera réélu."
Boualem Sansal est écrivain algérien, né en
1949, ingénieur et docteur en économie, il a été
enseignant, chef d'entreprise et haut fonctionnaire. En
1999, Gallimard publie son premier roman, "Le Serment
des barbares", salué par la critique. En 2003, il est
limogé pour ses prises de position critiques sur
l'arabisation et l'islamisation. Il est l'auteur
de nombreux ouvrages, dont "Harraga" en 2006 et
"Le Village de l'Allemand" en 2008 chez
Gallimard.
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