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D'Algérie - Djezaïr
Mouvement de réconciliation

Proposer une devise

"Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit." Albert Camus// "La vérité jaillira de l'apparente injustice." Albert Camus - la peste// "J'appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'intarissable espérance." Jacques Berque// « Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot 'barbare'. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? ne pas parler du 'Tamazirt', la langue, et d''Amazir', ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre ? » Kateb Yacine// "le français est notre butin de guerre" Kateb Yacine.// "Primum non nocere" (d'abord ne pas nuire) Serment d'Hippocrate// " Rerum cognoscere causas" (heureux celui qui peut pénétrer le fond des choses) Virgile.// "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" Albert Camus.

D'Algérie-Djezaïr

Le MOUVEMENT D’Algérie-Djezaïr vient d’être officialisé par plus d’une centaine de membres fondateurs résidant dans le monde entier, ce 22 juin 2008 à Saint Denis (Paris - France). Il est ouvert à toutes celles et ceux qui voudront le rejoindre, natifs d'Algérie, et leurs descendants.

ORGANISATION

Elle est démocratique, c'est-à-dire horizontale, sans centralisme, et sans direction. Les décisions essentielles doivent être conformes à l’esprit du Texte Fondateur. Elles sont prises après larges consultations, où tous les membres donnent leurs opinions. Les règles internes sont arrêtées par les "adhérents". Pas de cotisations. Les groupes et le Mouvement trouvent les moyens de faire aboutir leurs actions.

50 ème anniversaire de la mort brutale de Camus.

Revue de presse : dans deux grands journaux français. le Monde et le Figaro.

Je n'ai rien trouvé en parcourant les journaux en ligne de El Watan, Liberté Algérie, Le Quotidien d'Oran du 04 janvier pour ce qui concerne la rive algérienne (nb : si, si, voir la suite, mais pas à la date anniversaire, histoire de ne pas participer à la célébration? signifiant...). Auriez-vous quelque chose à me communiquer ou bien la terre natale du grand écrivain algérien est-elle en reste?



NB : j'ai été entendu! Un des nos correspondants Algérien (merci Hamid), membre de D'Algérie-Djezaïr, nous offre un aperçu de ce qu' a écrit sur le grand homme la presse algérienne qui donc n'est pas demeurée en reste...
A lire à la suite des articles du Monde et du Figaro qui ont aussi sorti des numéros spéciaux, de même que Télérama...

 

 

Camus, l'homme tumultueux

LE MONDE | 04.01.10 | 10h09  •  Mis à jour le 04.01.10 | 11h36


e 4 janvier 1960, la France est sous la neige. Albert Camus rentre à Paris avec son éditeur Michel Gallimard. Sur la banquette arrière, il a posé le manuscrit inachevé du Premier Homme qui marque le début d'un troisième cycle de création. Au Petit-Villeblevin, dans l'Yonne, la RN5 est sinueuse et un arbre planté comme un gros sceptre dans un virage. Sous le choc, la tôle se froisse aussi facilement que du papier.

Avec la mort d'Albert Camus s'éteint - pour un temps - une certaine idée du bonheur et un sens de la justice tenu comme gouvernail dans la tempête. Il estimait que la charge de l'écrivain est motivée par un double devoir, " le refus de mentir sur ce que l'on sait" et "la résistance à l'oppression". Au nom de la lutte des classes, de la guerre froide, de la politique placée au-dessus de la morale, d'autres ont sombré.

Albert Camus (1913-1960) savait que sa génération ne referait pas le monde, mais pouvait au moins, disait-il, s'employer à ce que celui-ci ne se défît pas. Il tenait la liberté pour "le plus haut et le plus sûr des biens". "Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la ville libre où j'ai grandi", avouait-il dans le célèbre discours de Stockholm, qu'il prononça après l'obtention de son prix Nobel en 1957. Il y confiait être "riche de (ses) seuls doutes et d'une oeuvre encore en chantier".

Ce sont les dix dernières années de sa vie, période de doutes et de gloire internationale qu'a choisi de restituer Camus, téléfilm de Laurent Jaoui proposé par France 2. Une période en noir et blanc, bipolaire, exempte de nuances, où le philosophe est pris dans la tourmente.

Pour avoir dénoncé les goulags, L'Humanité le qualifie de "chien de garde des capitalistes", tandis que Sartre, après une amitié de quinze ans, lui signifie son congé en termes méprisants à la parution de L'Homme révolté. Avec les événements d'Algérie, l'exilé revient à Alger pour prononcer un discours public, où il dénonce le "meurtre des innocents" et le terrorisme. Peine perdue, le temps est à la haine et à l'affrontement.

Dans sa vie privée aussi, Camus est piégé dans un conflit de loyauté. Passion pour l'actrice Maria Casarès, aventures avec d'autres femmes, le séducteur ne peut épargner à son épouse Francine (jouée par Anouk Grinberg) les souffrances de la femme délaissée. Dans le rôle-titre, le comédien Stéphane Freiss ressemble à l'écrivain : visage oblong, contemplatif, cigarette aux lèvres, front dégagé, prestance de la silhouette.

A quelle aune juger la tentative de porter à l'écran la biographie d'un écrivain, à tout le moins une tranche de sa vie ? Au plaisir du visionnage ? Selon ce critère, Camus se regarde sans déplaisir. Ce n'est pas une oeuvre poussive, encore moins une fiction à la réalisation et à l'interprétation bâclées. Une voix off donne même à entendre parfois l'auteur à son écritoire. Il y a la Provence de Lourmarin et, en flash-back, le quartier d'enfance de Belcourt, à Alger, le logement miséreux, sa mère, ombre parmi les ombres, et l'épisode décisif où l'instituteur Louis Germain convainc sa grand-mère de le laisser poursuivre ses études. Il aura une bourse, des cours particuliers. Et l'avenir qu'on lui connaît.

Les familiers de Camus, au moins dans ses grandes lignes, ne découvriront rien, dans cette entreprise de vulgarisation, qu'ils ne sachent déjà. Ils ne détecteront pas non plus d'erreurs factuelles. Même la phrase sur sa mère et la justice, qui fit si souvent l'objet de raccourcis et d'interprétations erronées, a été placée là où elle a été proférée : lors d'une conférence de presse, en réponse à une question formulée en termes plutôt agressifs.

Cette adaptation filmique bénéficie de l'assentiment d'Olivier Todd, biographe de Camus, pour qui elle reflète l'idée qu'il se fait de l'homme de théâtre et du philosophe : un homme fidèle à ses idées, infidèle de corps.

Le réalisateur Laurent Jaoui jette une lumière crue sur la volonté insatiable de Camus de séduire et la dépression de son épouse (paranoïa, internement psychiatrique, tentative de suicide qui fut l'une des sources d'inspiration de La Chute). Rien de l'enfance gorgée de soleil et de sensations qui lui rendit sa misère fastueuse et fut primordiale dans la formation de sa personnalité. A l'écran, les difficultés d'élocution de sa mère malentendante ont été gommées. Néanmoins, ce téléfilm donnera peut-être envie à ceux qui le regarderont de mieux connaître l'oeuvre de Camus, seule forme de Panthéon qui vaille.


 

"Camus", mercredi 6 janvier à 20 h 35 sur France 2

 

 

Macha Séry

Article paru dans l'édition du 03.01.10

 

 

 

 

·         Albert Camus, l'homme intranquille

Olivier Mony
04/01/2010 | 

On célèbre le cinquantième anniversaire de la disparition tragique de l'auteur de La Peste. Portrait d'un écrivain tourmenté qui aima les femmes et les arts et dont l'oeuvre n'a jamais semblé plus vivante.

Qui a tué Albert Camus ? Qui, un 4 janvier 1960 pluvieux, à 13 h 55, à la sortie du village de Villeblevin dans l'Yonne, au bord de la nationale 5, a jeté contre un platane la voiture où il avait pris place, brisant net la trajectoire fulgurante de ce fils d'Alger, qui ne détestait rien tant que la pluie et les automobiles ? Qui furent ses assassins ? Les services franquistes, comme se plaît à l'imaginer la romancière catalane Carme Riera dans un beau roman passé trop inaperçu,La Moitié de l'âme (Seuil, 2006) ? Jean Daninos, frère de Pierre, qui avait conçu la si belle mais trop peu sûre Facel Vega, qui fut son cercueil de tôle ? Les jurés Nobel, qui, en lui décernant trois ans auparavant leur prix, avaient semblé figer dans la pompe et la gloire une pensée et une écriture en mouvement (Jacques Laurent, dansArts, estimait que « le Nobel couronne une oeuvre terminée ») ? L'Algérie, mère nourricière dévorant ses enfants, qui le somme de choisir son camp, sa mère ou la justice, quand il n'aime que celui de la mer en allée avec le soleil ? Les clercs qui n'eurent de cesse d'instruire à son encontre un procès en illégitimité ?

Qui a tué Camus ? Personne, bien sûr. Personne, sinon le chagrin, l'insondable tristesse de celui qui eut raison si tôt qu'il crut être enfoncé dans l'erreur, de celui dont le doute accompagna chaque pas, celui pour qui le succès ne fut jamais un baume mais presque une souffrance. Celui qui, quelques jours après sa plus grande gloire, de retour de Stockholm, écrit dans son journal de bord : «29 décembre (1957), 15 heures, nouvelle crise panique (...) Pendant quelques minutes, sensation de folie totale. Ensuite, épuisements et tremblements. Calmants (...)Nuit du 29 au 30 : interminables angoisses (...) 1er janvier, anxiété redoublée.» Celui-là était inconsolable.

Et pourtant... Pourtant, il y eut les femmes, l'amour d'une mère, le théâtre, la clameur des stades, les soirs de bouclage dans l'odeur d'encre, ceux d'été sur la baie d'Alger, la douceur inquiète des enfants, Jean et Catherine. Les livres lus et ceux qu'il faudra bien écrire. Il y eut la vie, son désordre, sa beauté. Tout ce que ne saurait abolir la sale tête de fait divers d'une route nationale pluvieuse... Une vie si courte, quarante-six ans. Si dense, pourtant. Une vie vécue comme un brouillon et dont la cohérence ne se donne pleinement à voir qu'aujourd'hui, du gamin pauvre de Belcourt à l'homme tourmenté et fêté de Lourmarin. Que reste-t-il d'Albert Camus ? Une oeuvre, en premier lieu, bien entendu, où, là aussi, le temps, patiemment, a trié le bon grain de l'ivraie. Le romancier est admirable, le chroniqueur inspiré, le dramaturge à redécouvrir, le philosophe préférable tout de même aux nigauds calamistrés qui en occupent désormais l'emploi dans nos petites lucarnes...

Camus, c'est aussi pourquoi le nier, tant les récentes publications destinées à célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort en attestent ? une présence, une gueule. Celle de l'emploi, dans une France aujourd'hui encore éprise de la figure de l'écrivain. Cigarette et trench Burberry, c'est notre Philip Marlowe mâtiné de latin lover. Un idéal du moi pour jeunes gens tourmentés en mal d'existentialisme. Cartier-Bresson et les autres ne s'y sont pas trompés. Pas plus que Jeanne Moreau et Peter Brook qui, quelques jours avant l'accident fatal, envisageaient d'en faire leur Chauvin, le héros taciturne de leur adaptation de Moderato Cantabile (rôle qui reviendra à Jean-Paul Belmondo). Camus plaît aux femmes et le leur rend bien. Il y aura Simone, la première épouse, bientôt égarée sur les chemins étroits menant à la toxicomanie et à la folie. Francine, la seconde, la mère des jumeaux, avec qui ce sera, ainsi qu'il convient aux séducteurs trop sincères, «ni avec toi ni sans toi». Il y aura Maria Casarès, pour le théâtre et pour l'Espagne, pour sa beauté, son ardente intelligence. Il y aura Catherine Sellers, Patricia Blake, une passion à Manhattan, Mi, le dernier amour. Toutes si belles, si jeunes, femmes d'à côté pour Casanova angoissé, pour hédoniste qui prenait tout pour argent comptant, les mots d'amour comme ceux échangés avec ses adversaires : Sartre et Les Temps Modernes fourbissant leurs crimes en bande organisée, les hussards, Pascal Pia, l'ami perdu (son «Camus, saint laïque» fut sans doute le plus rude coup que reçut l'écrivain, à l'occasion de la volée de bois vert qui accompagna son Nobel), ou Mauriac qui mérite (comme d'habitude, serait-on tenté d'écrire) la palme de la rosserie, écrivant sur Camus : «Ce Sisyphe ne roulait pas son rocher. Il grimpait dessus et, de là, piquait une tête dans la mer...»

Tant de haine incite à la solitude. Ce sera là tout à la fois le secret de Camus, son fil d'Ariane, son malheur et sa rédemption. Tout, chez ce grand solitaire, aspirait à la tribu, au travail d'équipe, aux élans collectifs. La maladie et l'écriture l'en empêchèrent. Il faut imaginer Camus heureux. Et, pour cela, laisser les souvenirs se déposer aux marbres et dans les salles de rédaction, sur les tréteaux, dans les tribunes. Les journaux, le théâtre et le football étaient ses îles Sousle- Vent. Combat, Dullin et le Racing (celui d'Alger, puis de Paris) lui offraient un ailleurs, lui permettaient d'envisager un avenir commun, la possibilité de vivre encore ensemble, tandis que l'Histoire foulait au pied ce rêve et le laissait sur le rivage méditerranéen, seul, vigie ébranlée hurlant à des sourds de vieux mots inaudibles, comme «morale» et «humanité».

Aujourd'hui, l'entendons-nous mieux alors que les plus hautes autorités de l'Etat lui susurrent quelque chose comme «Entre ici, Albert Camus...» ? Au Panthéon donc, la question est posée et l'est légitimement si l'on songe à la présence fervente de Camus dans le débat public. Identités nationales et culturelles, choc des civilisations, mondes méditerranéens, peurs millénaires, populations migrantes : notre monde ressemble aux livres qu'Albert Camus n'a pas eu le temps d'écrire. A ceux que Matthew Eric Wrinkles a eu le temps de lire. Wrinkles avait 49 ans. Il a été exécuté le 11 décembre dernier, dans une prison de l'Indiana, reconnu coupable d'un triple meurtre commis quinze ans auparavant. Avant d'emprunter le couloir de la mort, il n'a laissé qu'un mot, sur lequel était écrit : «Tuer un homme au paroxysme de la passion est compréhensible. Le faire tuer par quelqu'un d'autre de façon calme et réfléchie (...) est incompréhensible.» Une citation de Camus. Qui l'a tué ? nous interrogions- nous. Mauvaise question. De quelque côté que se tournent aujourd'hui nos regards, tout clame avec une absolue certitude la même bonne nouvelle : Camus est vivant

 

 

.En Algérie donc:



       

                                         Articles de presse relatant Camus

 

 

 T’as le bonjour d’Albert   El Watan

 

En ces temps sans boussole, ou tout va et rien n’a d’importance en dehors du foot (…),un homme, et un seul, disparu un 4 janvier 1960, aura hanté plus d’un signal télé.
Cet homme, venu de nulle part pour certains, puisque né du côté d’Annaba, plus précisément à Mondovi (actuellement Dréan), n’est autre qu’Albert Camus. Journaliste, écrivain, philosophe, dramaturge et surtout humoriste, Camus aura suscité de son vivant comme après sa mort controverses, doutes et questionnements. Le premier à ouvrir les chemins escarpés de la télé aura été Jean-Pierre Elkabbach et son «Médicis» sur LCP. Le point d’orgue de cette émission, se voulant pourtant un haut lieu de la littérature universelle, aura grincé, coincé sur le sujet de transfert des cendres du défunt au Panthéon. Ce sujet initié par Sarkozy l’été dernier aurait des senteurs de récupération un peu politique et nous ne saurions d’ici, d’Algérie, ne pas être de l’avis de ceux qui refusent «l’honneur» posthume en soulignant que Camus n’aimait pas les médailles et les décorations. Pourtant, un petit pied de nez (évoqué superficiellement lors de la même émission) pourrait très bien partir d’Alger, de Tipasa ou d’Annaba. Ce pied de nez, accompagné d’un judicieux et ironique «t’as le bonjour d’Albert…», consisterait, pourquoi pas ?, à donner le nom d’Albert Camus à une rue, à un boulevard, à une place publique… ElKabbach, en pied-noir avéré, s’est promis «d’en toucher un mot à Bouteflika». Une façon de se démarquer de ceux qui avaient pourchassé Camus pour son appel à la «trêve pour les civils» lancé en janvier 1956. Cet appel venu des tréfonds de celui qui considérait la guerre comme une «vacherie universelle» aura nourri toutes les rancœurs et toutes les ambiguïtés. En voulant la paix pour les deux communautés, en voulant que le sang cesse de couler ( La Terre et le Sangde Mouloud Feraoun), Camus ne pensait qu’aux populations civiles. Cet aspect politico-social du journaliste engagé ne sera que légèrement évoqué dans le téléfilm diffusé sur France 2, mercredi dernier. Là, nous avons eu droit au volet intimiste d’Albert Camus avec ses frasques, ses émotions et ses «virées» tant amicales que sentimentales. Scénarisé et réalisé par un Laurent Jaoui aux senteurs d’encens sûrement pied-noir, ce téléfilm est plutôt réducteur dans la mesure où la rupture avec l’existentialiste du moment, Jean- Paul Sartre, prédominé par rapport à la remise du prix Nobel de littérature en 1957 et son combat pour les libertés. Mise sous veilleuse également son influence philosophique car nul n’a mieux que lui posé les grandes questions singulières et fécondes d’interrogation identitaire. De la liberté sans Dieu à la responsabilité sans récompense en passant par la violence rédemptrice entre fin et moyens, Camus aura pourtant agité (et avec quel talent !) le cocotier de l’humanité souffrante. Sans tomber dans le traité de morale subjective, le prix Nobel auteur de la Peste, l’Etranger, l’Homme révolté, la Chute, le Mythe de Sisyphe, etc, laisse derrière lui une œuvre d’une intelligence que peu de critiques auront appréciée et décryptée, éblouis qu’ils étaient par son style et la notion de l’absurde, trait de caractère bien méditerranéen. Victime de tant de contradictions sociales, Albert Camus aura vécu le drame algérien dans sa chair, avec des valeurs humaines au creux de son poing serré et contrairement aux jugements superficiels des J.-P. Sartre, Edward Saïd ou Jean Pomier, il aimait l’Algérie ! On ne sait pas si cette vérité, longtemps sujette à controverse, aura le dernier mot chez Franz- Olivier Giesberg vendredi prochain («Vous aurez le dernier mot» sur F2) mais il est d’ores et déjà acquis que les rendez-vous culturels de Philippe Lefait («Des mots de minuit») et de Frederic Taddei («Ce soir ou jamais») nous feront veiller tard le soir comme ce fut le cas avec Arte lundi dernier. «Albert Camus, un combat contre l’absurde» nous aura envoyé dans les bras de Morphée moins idiots que nous l’étions auparavant. L’on aura appris que l’enfant de Mondovi avait des idées politiques proches de celles de Messali El Hadj, Mendès France et Ferhat Abbès. L’on aura appris (on le savait plus ou moins, quand même…) qu’il aura dénoncé par ses écrits la misère, la misère de la Kabylie et le fol orgueil européen et le mépris général du colon. Cet homme, ou plutôt, ce fantôme qui hante encore les consciences de la bien-pensance post-coloniale (d’où la récupération politique d’un Sarkozy lui ouvrant les portes du Panthéon), se verrait bien sur une plaque de rue, de boulevard ou de place algérienne, lui le natif de Mondovi. Cette dernière étant une petite bourgade italienne (avant d’être algérienne, donc) où Bonaparte vainquit les Piémontais en avril 1796, c’est toute une symbolique pouvant gifler ses compatriotes détracteurs avec en prime, un malicieux «t’as le bonjour d’Albert de Mondovi» à l’endroit de Nicolas Sarkozy… En première lecture, la boutade voudra dire que les Français bonapartistes n’ont rien à envier à leurs pairs colonialistes de 1830. En seconde lecture, le prix Nobel de littérature version 1957 renouerait avec l’air du temps, celui du refus du Panthéon et accéderait ainsi aux vœux de son fils, de sa fille et de tous ses véritables amis qui tiennent à ce qu’il reste là où il est, c'est-à-dire enterré en bord de mer méditerranéenne à Lourmarin, au sud de la France. «C’est un lieu qu’il avait étudié, chanté, un lieu qui l’avait rapproché de l’Algérie», affirmera Jean Daniel, l’autre pied-noir «rédempteur». Pour notre part, retenons que la vie de Camus aura dérangé plus d’un et que sa mort fait veiller plus d’un scotché, cinquante ans plus tard.
M. N.

Nombre de lectures :  04 janvier 2010 El Watan

Les racines algériennes d’Albert Camus

Cinquante ans après sa mort, le 4 janvier 1960, Albert Camus est plus vivant que jamais. Une floraison livresque vient saluer à nouveau l’éternité de son œuvre l Stéphane Babey est parti en Algérie sur les traces du prix Nobel et donne Camus, une passion algérienne. Catherine, fille de « L’homme révolté », ouvre pour la première fois l’album de famille pour Camus, solitaire et solidaire.

 

Lyon

De notre correspondant

Commençons par le lointain. Stéphane Babey, journaliste, écrivain n’en finit pas de revisiter les racines improbables de son existence. Fils d’un Algérien qu’il n’a jamais connu et d’une Française, il avait découvert tardivement sa filiation, il la revendique maintenant fermement. Il avait cru en solder la troublante incidence sur sa vie dans un formidable roman intitulé Les assassins de la citadelle, paru à Perpignan, en 2007 (Cap Béar éditions). Quelques mois après, en 2008, il récidive avec L’inconnu d’Alger, où il se réapproprie son héritage algérien qui ne demandait qu’à prospérer en lui. Une belle et difficile histoire d’amour. L’ouvrage a été publié par une nouvelle maison d’édition parisienne, au nom qui ne s’invente pas : « Koutoubia ».

Dans son imaginaire d’une Algérie qu’il fait sienne, sa personnalité s’affirme dans la douleur et la recherche. Cela donne de merveilleuses pages d’un homme entre deux passages. Un funambule sur la corde raide. Comme Camus ! Son éditeur lui demande alors de faire un voyage initiatique pour retrouver le fil de ses ancêtres en marchant sur les chemins heurtés d’Albert Camus. Qui mieux que Stéphane Babey, hybride qui s’ignorait, pouvait amorcer cette remontée du temps pour découvrir l’être déchiré qu’était l’auteur de L’Etranger.

Camus avait vécu, jusqu’à la blessure profonde dans son âme d’artiste, ses appartenances multiples. Peu de gens peuvent comprendre lorsque le feu de l’histoire brûle la lucidité devant la nécessité de l’action. Babey est donc reparti sur les traces réelles et imaginaires de Camus. Côté littérature, il a refait la route vers Rovigo, aujourd’hui Hadjout, où Mersault, le triste héros de L’Etranger part enterrer sa mère. Belcourt, où le jeune Camus a vécu, la rue de Lyon… A Oran, tableau de La Peste… Annaba enfin, et Dréan le hameau natal du philosophe romancier. Babey ne s’arrête pas aux lieux, il va jusque dans les fibres de l’Algérie de Camus et celle qui transpire de tous ses pores aujourd’hui.

Pour donner la vitalité à Camus, il passe par le meilleur des truchements qui soient, la libre parole algérienne, expressive, poétique, joyeuse, pétillante d’aspiration au bonheur, comme l’était Camus, engoncé parfois dans son refus, ou sa difficulté, de redescendre de ces limbes célestes où le parfait lui donnait la mesure. Camus, avant de mourir, n’était peut-être déjà plus de ce monde, Babey l’y fait revenir par le biais d’une nourrissante et parfois dérangeante parole algérienne dans un magnifique Albert Camus, une passion algérienne. Catherine Camus, fille de, et gardienne de l’héritage littéraire du maître, sort pour la première fois de sa légendaire réserve et ouvre l’album de famille.

Un beau livre publié par les éditions Michel Lafont, pour le cinquantenaire de la mort par accident de Camus le 4 janvier 1960, à l’âge de 46 ans. Qui mieux qu’elle pouvait le faire ? Dans l’introduction de ce somptueux livre d’images commentées, Albert Camus, solitaire et solidaire, dont certaines complètement inédites, elle écrit : « Travaillant depuis trente ans à la gestion de son œuvre, j’ai reçu des milliers de lettres venant du monde entier. Quelles que soient les civilisations, les cultures ou les sujets abordé, ces lettres ont un point commun, un amour fraternel pour Camus ».

Les images, qui retracent la vie de celui qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957, sont accompagnées non pas de commentaires décalés dans le temps, mais de citations de son œuvre, ce qui fait de cet ouvrage une vraie œuvre littéraire d’époque, que Camus aurait pu signer. On y redécouvre aussi ses manuscrits, qui achèvent de redonner l’éclat éternel de la plume du poète.

* La Caravane Albert Camus

Le livre de Stéphane Babey sortira le 5 janvier. En partenariat avec le Centre culturel algérien, une caravane va visiter cinq villes de France : Paris, Montpellier, Nîmes, Perpignan, Uzès, et, en avril, sept d’Algérie : Alger, Annaba, Béjaïa, Tizi Ouzou, Tipaza, Tlemcen et Oran. Le livre sera présenté, en présence de Yasmina Khadra, le 14 janvier au CCA.

 

Par Walid Mebarek El   watan 28 décembre   2009

Camus : Entre la mère et la justice

Au moment où Nicolas Sarkozy, président de la République française, non sans quelques arrière-pensées politiques pour les prochaines échéances électorales (régionales de 2010 et présidentielles de 2012), s’apprête à faire entrer l’écrivain Albert Camus au Panthéon, imitant en cela son prédécesseur Jacques Chirac, qui honora durant ses mandats André Malraux et Alexandre Dumas, il paraît utile pour nous Algériens de revisiter la « pensée » de cet écrivain pied-noir qui a assisté, bouche cousue, ou à tout le moins avec une certaine désinvolture, au martyre du peuple algérien.

 

Colonialiste de bonne volonté ?

Une phrase de Kateb Yacine, au demeurant pleine d’indulgence à l’égard de l’écrivain pied-noir, résume à elle seule la place qui est faite aux « indigènes » dans l’œuvre de Camus : « Je préfère un écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l’un des héros est un Noir, à un Camus qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son œuvre et que pour lui l’Algérie c’est Tipaza, un paysage... » Concernant la revendication de liberté et d’indépendance de l’Algérie, le summum du délire camusien est atteint dans L’Express en 1958. « Il faut considérer la revendication d’indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale. » Même s’il ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées auxquelles il a habitué ses lecteurs, Camus fit preuve d’un aveuglement incurable tant sont patents et insupportables la misère et l’écrasement du peuple algérien.

La lutte nationale arrivée à maturité n’avait nul besoin de cette « main étrangère » derrière laquelle se camoufle l’establishment colonial pour occulter un siècle d’abaissement subi sans relâche par les Algériens non sans de nombreuses tentatives de résistance. « L’impérialisme arabe... I’Egypte présumant de ses forces » ! Du bla-bla proféré moins de deux ans après l’offensive de l’impérialisme franco-britannique, réel celui-là, et la déroute égyptienne devant l’agression israélienne. « Colonialiste de bonne volonté », disait de lui le philosophe Raymond Aron ! Colonialiste, certainement. De bonne volonté ? Même pas, comme nous allons le voir. Le plus sardonique est cependant dans la littérature camusienne, qui regorge de poncifs et de clichés racistes. Les livres d’Albert Camus, qui en sont subtilement imprégnés, ont contribué à les propager de manière insoupçonnée. Il est temps de le souligner, l’œuvre de Camus est trempée dans le déni et le mépris colonial envers les indigènes.

Ainsi, dans La peste, « les Arabes » ne sont jamais nommés. Dans L’Etranger, ils apparaissent sous la caricature de « l’Arabe fourbe », « sans densité et sans famille » , une lame effilée à la main. Comme des ombres floues et menaçantes dans L’Exil et le Royaume. Dans la femme adultère (L’Exil et le Royaume), Camus évoque les « piétinements incompréhensibles » des « Arabes ». Narrant les tribulations de Janine, son héroïne, dans le Sud algérien, il écrit : « Elle s’arrêta, perçut un bruit d’élytres et derrière les lumières qui grossissaient, vit enfin d’énormes burnous sous lesquels étincelaient des roues fragiles de bicyclettes. Les burnous la frôlèrent... » L’écrivain pied-noir a incontestablement participé à la fabrication de cette imagerie réductrice et caricaturale de « l’Arabe », et a l’incrustation dans l’imaginaire du Français métropolitain de ces représentations coloniales dévalorisantes ou négatives qui résistent encore à l’usure du temps : l’indigène, tantôt burnous ou djellaba en toile de fond, tantôt individu impénétrable et louche, toujours potentiellement dangereux. Il y a pire que le mépris et le déni, la « bestialisation ».

Dans la bouche du colon qu’indispose la promiscuité, les indigènes « pullulent ». « Le langage du colon quand il parle du colonisé, écrit Fanon dans les Damnés de la terre, est un langage zoologique. On fait allusion... aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au ‘’grenouillement’’, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » Les mots du bestiaire ne sont cependant pas propres au colon. Albert Camus qui ne manquait pourtant pas de ressources ni de ressort littéraires, n’y échappait pas. Dans sa description de la Misère de la Kabylie, l’écrivain pied-noir évoquait « ces montagnes (qui) abritent dans leurs plis une population grouillante », et osera un parallèle avec les pays d’Europe dont « aucun ne présente un tel pullulement ».

Un « philosophe » à la posture communautariste

Le meilleur viendra cependant après le déclenchement de l’insurrection algérienne, notamment durant le paroxysme de « La Bataille d’Alger ». L’aveuglement de l’écrivain pied-noir nobélisé est total, tant la posture est communautariste aux antipodes de l’universalisme sartrien. Légitimement préoccupé par « le destin des hommes et des femmes de (son) propre sang », l’écrivain pied-noir se refusera à « donner un alibi au fou criminel (sic) qui jettera sa bombe sur une foule innocente où se trouvent les miens ». Evoquant « les représailles et les pratiques de torture » commises par son camp - « de notre côté », écrit-il - Camus les qualifiera de « fautes incalculables... qui risquent de justifier les crimes que l’on veut combattre ». Empêtré dans ce style pompeux qu’il affectionne, l’écrivain pied-noir ajoutera : « Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire...

La torture a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d’un certain honneur mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. » Soucieux de la réputation et de l’honneur français, Camus ajoutera : « Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. » Froidement pragmatique, Camus propose de « supprimer ces excès (sic) et de les condamner publiquement pour éviter que chaque citoyen se sente responsable personnellement des exploits (resic) de quelques-uns ». Et l’écrivain d’expliquer avec un sens certain de la prémonition - une fois n’est pas coutume - que « ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie ».

Conception étroite et partisane, que celle d’Albert Camus. Ainsi, la torture, les disparitions, les exécutions sommaires, la répression collective dans le bled, toutes ces atrocités, aussi réelles et ô combien plus massives que celles du FLN, Camus les enveloppait dans l’euphémisme de « beaux exploits ». Il ne les déplorait pas au nom de la justice et du droit, ni au nom des valeurs qui fondent l’universel français, ni même au nom de la morale et de l’humanisme, mais pour des raisons d’« efficacité » et de prestige national. Du reste, même quand il lui arrivait d’exprimer quelques récriminations, il prend bien soin de les délayer dans un pur concentré de langue de bois, avec, il faut le lui reconnaître, beaucoup de savoir-faire. Comme en 1951 déjà, au moment où Claude Bourdet dénonçait sans détours ces pratiques de « la Gestapo en Algérie », appliquées à des militants nationalistes n’ayant encore commis aucune violence, Camus ne trouvait alors rien de mieux à faire que d’adresser au président du tribunal une lettre où la manière de noyer le poisson est digne de figurer dans une anthologie du bla-bla. Jugeons en : « La cause de la France en ce pays, si elle veut garder un sens et un avenir, ne saurait être que celle de la justice absolue. Et la justice, en cette occasion, pour être absolue, ne peut se passer de certitudes absolues. Et une accusation qui aurait la faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un doute sur la culpabilité qu’elle prenait en charge, pourtant de démontrer. » Evoquant le terrorisme du FLN, Camus le qualifiait de « crime qu’on ne saurait ni excuser ni laisser se développer ». « Quelle que soit la cause que l’on défend, ajoute-t-il, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant. » Morale à sens unique, car Camus demeurera aveugle, sourd et muet quand il s’agit de crimes commis par les siens.

Où était-il donc ce 10 août 1956, quand « l’horrible provocation » - pour reprendre une expression par lui utilisée après l’insurrection du Nord Constantinois - fut commise par les siens sur les habitants de La Casbah, mêlant sous les gravats enfants, femmes et vieillards dans le sang et la mort ? Camus redoutait, on se demande pourquoi, « l’humiliation des 1 200 000 (sic) Français » que ne manqueraient pas de générer, selon lui, la négociation avec le FLN et l’indépendance de l’Algérie. Le même Camus préférera pourtant détourner la tête de l’abaissement subi par les Algériens depuis plus d’un siècle. Pis, ses livres qui magnifient le paysage méditerranéen de l’Algérie, sont littéralement expurgés de ces fausses notes que semblaient être à ses yeux, les autochtones, quand ils n’apparaissaient pas sous les traits de spectres menaçants et malfaisants.

Camus regrettera également que les Algériens n’aient pas emprunté la voie de la non-violence active et de la non-coopération, pratiquée par le Mahatma Gandhi. « Gandhi, écrit-il, a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un jour d’être estimable. » L’écrivain pied-noir ne demande pas au cavalier intraitable d’alléger un peu la charge, c’est à la « monture » éreintée qu’il recommande de continuer à supporter un peu plus, de patienter un peu plus longtemps. Le courage attendu du philosophe qu’il est censé être aurait été naturellement, au nom de la franchise qu’on leur doit, d’interpeller les siens et de les rappeler à l’ordre. Clairement, sans circonlocutions prudentes, sans périphrases tortueuses. Même si « la justice » importe moins que « la mère », le meilleur moyen de préserver cette dernière est parfois de la protéger contre elle-même, de ses propres excès. Car, côté algérien, on n’a d’autre choix que de se « cabrer » avec l’énergie du désespoir pour tenter de se libérer. Cela peut faire mal. C’est sans doute cela qu’a voulu exprimer Sartre, dans son élan provocateur, avec l’allégorie de « l’homme mort et de l’homme libre ».

Au demeurant, comme le rappellera Robert Barrat, que de fois les Algériens ont eu recours à cette voie gandhienne que conseille Camus : « Qu’avaient fait d’autre... les Algériens depuis cent trente ans... Refus de l’impôt, de la conscription et de l’école française ? Qui sait en France que lors de la guerre contre l’Emir Abdelkader, des volontaires de la mort se présentaient à nos troupes, enchaînés l’un à l’autre comme les Bourgeois de Calais ? Ces moussebiline s’offraient à la vindicte des conquérants, espérant désarmer leur fureur. Mais la race des Bayard et des Turenne était déjà éteinte chez les soldats de l’époque. Ils décapitaient proprement ces martyrs de la non-violence pour s’occuper ensuite en toute quiétude de leurs femmes et de leurs biens... On a vu quel sort l’administration française réserva en 1957 au vaste mouvement de résistance passive déclenché par le FLN avec la campagne de fermeture des boutiques et la grève scolaire. Les enfants de La Casbah furent embarqués de force en camions vers les écoles au son des orchestres militaires... Les rideaux de fer des boutiques musulmanes étaient arrachés par la troupe, le contenu des boutiques dispersé dans la rue et la foule européenne invitée au pillage... De semblables mesures ont-elles jamais été prises contre des fonctionnaires européens grévistes ? »

L’étranger et l’inconscient colonial

En vérité, Camus ne s’est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial. Par une de ces formules alambiquées dont il a le secret, il stigmatise « cette partie de notre opinion (les anticolonialistes, ndlr) qui pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit d’égorger et de mutiler... des enfants européens ». Diable ! Il ne manquait aux Arabes que ce « droit » non encore inscrit dans le code de l’indigénat. Englué dans le cliché raciste de « l’Arabe égorgeur » qu’il a tant contribué à enraciner dans l’opinion, avec notamment cette « imposture littéraire » —L’Etranger — qui lui a valu le prix Nobel, Camus, étranger lui-même au malheur séculaire des Algériens, éludera toute réflexion, se détournera de toute analyse sur les racines profondes de la question algérienne. Alors que « les exploits » de la 10e DP étaient sur la place publique, était-il aveugle au point de marteler à Stockholm, ce 14 décembre 1957, sa « conviction la plus sincère qu’aucun gouvernement au monde ayant à traiter le problème algérien ne le ferait avec des fautes aussi minimes » ? Etait-il absent ? Non, puisqu’il ne cessera de condamner « le terrorisme qui s’exerce dans les rues d’Alger et qui, un jour, peut frapper (sa) mère et (sa) famille ».

Même s’il dit croire à la justice, Camus raisonnait comme un citoyen lambda pour qui il était normal de préférer les siens aux indigènes et de « défendre sa mère avant la justice ». Comme le lui reprocheront ses amis, le pied-noir avait pris le pas, dès le départ, sur le philosophe, l’esprit communautariste sur l’idéal universaliste. Camus avait-il d’ailleurs jamais senti ou voulu sentir de quel côté soufflait l’oppression ? Il n’est pas incongru aujourd’hui de se poser la question devant le mutisme sélectif d’un philosophe qui demeurera « étranger » aux violences massives subies par le peuple algérien depuis le début de la « pacification », et surtout aux cris déchirants des suppliciés des caves d’Alger, durant l’année 1957. Ses contorsions intellectuelles, ses jongleries rhétoriques et sa compassion forcée sur « les injustices faites au peuple arabe », un prêche dans le désert. Inaudible pour les Algériens, lassés par les discours creux et les promesses d’un avenir sans contours. Inaudible, comme l’était sa « trêve civile », auprès des siens dont une bonne partie n’y retrouvait pas, il est vrai, ses aspirations à la guerre à outrance.

L’écrivain pied-noir ne trouvera pas grâce, même aux yeux de l’intellectuel de droite, « nationaliste de rétraction » qu’est Raymond Aron. Même ce pragmatique, ni juste ni moral, lui reprochera de n’avoir jamais pu « s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté ». Un immense fossé sépare l’universalisme libérateur de Sartre, de Jeanson, de Curiel et de tant d’autres « justes » réfractaires à une liberté sélective à deux vitesses, des pulsions grégaires d’un Albert Camus frileusement recroquevillé dans le giron de son ethnie. Les inconditionnels de la prose camusienne continueront cependant de s’extasier sur les « ruines de Tipaza » et de présenter comme le summum de l’humanisme, un soi-disant « cri de révolte sur la misère de la Kabylie ».

B. A. : Professeur de médecine auteur de L’Algérie en guerre,

Abane Ramdane et les fusils de la rébellion L’Harmattan 2008

 Références :

 Kateb Yacine. Un homme, une œuvre, un pays, entretien à Voies multiples, Laphomic, 1986. Edouard W. Saïd, Albert Camus ou l’inconscient colonial, Le Monde diplomatique, novembre 2000. Chroniques algériennes, Gallimard. Idem. Ibid. Dans sa préface à un ouvrage de Frantz Fanon (Les damnés de la terre, Maspero, 1961), Sartre qui est sans doute avec Francis Jeanson, l’intellectuel français qui a le mieux saisi les mécanismes de l’oppression coloniale, écrit : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; restent un homme mort et un homme libre. » Journaliste anticolonialiste proche de la cause algérienne.

L’expression est de Sartre. On ne sait si le philosophe existentialiste critiquait le mode de construction à l’américaine de L’Etranger, son écriture au passé composé, ou s’il doutait du caractère authentiquement fictif de l’œuvre. Avait-il connaissance de ces étranges affinités entre ce roman bizarre qui a rendu célèbre l’écrivain pied-noir, et l’œuvre géniale d’un écrivain juif autrichien, Stefan Zweig. Bizarres autant qu’étranges, en effet, ces similitudes entre Meursault, l’étrange héros assassin de Camus, et le personnage récurrent, L’Etranger, de l’œuvre de Zweig. Selon Leïla Benmansour (El Watan des 23 et 24 avril 2006), L’Etranger serait non pas une création fictive, mais une construction sur la base des cinq nouvelles de Stefan Zweig (Le joueur d’échec, Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue, Ruelle au clair de lune et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme).

Pour l’universitaire algérienne, le remords aurait tourmenté Camus au point de « le plonger dans un malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui souriait ». Camus n’aura pas le courage d’évoquer l’œuvre de Zweig. Mais, en parlant de son prix Nobel, lors d’une conférence à Stockholm sur le mensonge dans l’art, il lancera à une assistance intriguée, cette phrase énigmatique : « Cette récompense dépasse mes mérites personnels. » Sartre aurait raillé « la philosophie facile » « pour classes terminales » de Camus. Ce sont des pieds-noirs qui huent Camus, le menacent et torpillent sa conférence sur la trêve civile au début de l’année 1956 à Alger. Jean Jacques Gonzales, Une utopie méditerranéenne. Albert Camus et l’Algérie en guerre. ln Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.

 

Par Bélaïd Abane 31 décembre 2009

50e anniversaire du décès d’Albert Camus : L’humaniste incompris

Le monde de la pensée littéraire s’apprête à célébrer, le 13 janvier 2010, le cinquantième anniversaire du décès d’Albert Camus. Cet écrivain français, natif d’Algérie et prix Nobel de littérature en 1957, n’est plus à présenter. Il y a eu en effet tant d’écrits le concernant depuis la publication de son roman L’Etranger » (1942), et ceci à travers le monde dans son ensemble, qu’il serait impossible d’en comptabiliser le nombre.

 

De tous les écrivains français de son époque, il est à coup sûr le seul à avoir connu une renommée mondiale fulgurante, mais aussi une controverse par rapport non seulement à son œuvre, mais aussi à ses engagements politiques. Adulé par certains, pourfendu par d’autres, Albert Camus continue, 50 ans après son décès, à susciter l’intérêt et à provoquer la polémique. Mais il est en tout cas certain que la majorité s’accorde sur une chose et de taille : Albert Camus l’humaniste. Et encore, ce n’est pas très sûr. Plus que l’écrivain qui a fait ses preuves et qui a été récompensé par le prix Nobel de littérature, c’est davantage l’homme qui nous intéresse à travers cette célébration. En effet, qui était Albert Camus ? L’avenir a-t-il donné raison ou tort à l’écrivain engagé ? Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui on pourrait dire qu’Albert Camus est toujours et plus que jamais d’actualité ?

Entre ma mère et la justice

Qualifié de philosophe ou de romancier de tous les temps, et quelle que soit la catégorie où l’on placerait Albert Camus, l’homme et l’écrivain, reste, quoi que l’on dise à son sujet, un nom qui a marqué de sa plume prestigieuse l’histoire mondiale de la littérature, mais aussi l’histoire de la politique. En effet, l’homme n’est guère resté indifférent aux soubresauts du monde, et encore moins à ceux de son pays natal, l’Algérie. Le prix Nobel ne récompensa pas seulement le talent, mais aussi l’écrivain engagé. « Il ne se dérobe à aucun combat, après avoir été un des premiers à protester contre les inégalités frappant les musulmans d’Afrique du Nord, il devint l’ami secourable des exilés espagnols antifascistes, des victimes du stalinisme, des jeunes révoltés, des objecteurs de conscience. En lui décernant le prix Nobel, l’académie suédoise le cita comme l’un des plus engagés parmi les écrivains opposés au totalitarisme », écrit H.R. Lottman. Mais pour ses détracteurs, dont nombre d’Algériens et d’intellectuels français de gauche, point d’humanisme en Albert Camus.

Et ils remettent sur le plateau cette fameuse phrase prononcée par l’écrivain célébré à Stockholm en 1957 : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » José Lenzini écrit à ce sujet : « Ce jour-là, c’était le lendemain de la réception du prix Nobel, au cours d’une conférence de presse, Albert Camus apparaissait comme un renégat à la face de bien des intellectuels de gauche et de la quasi-totalité des nationalistes algériens en passe d’obtenir l’indépendance de leur pays ». Mais Albert Camus, qui ne cherchait certainement à blesser personne, et qui ne s’attendait pas à ce qu’un militant algérien l’interpellât sur la question algérienne, à Stockholm même, alors qu’il venait d’obtenir le prix Nobel de littérature, a peut-être répondu sans mégarde pris dans le flot de l’émotion.

Mais l’écrivain est connu pour ne jamais parler (ou écrire) pour ne rien dire. Quels que soient les justificatifs que l’on pourrait trouver à Albert Camus d’avoir prononcé une phrase qui a blessé nombre d’Algériens, et qui colle à ce jour à sa mémoire, et que ses détracteurs brandissent pour lui renier sa part d’algérianité, il est sûr que le combat de l’homme pour la justice ne souffre aucune controverse sérieuse, car sa vie entière a été un combat permanent contre l’injustice et le totalitarisme. Mais Albert Camus qui appelait les Algériens mes frères, n’avait assurément pas droit à l’erreur, même s’il précisa à celui qui l’avait interpellé à Stockholm qu’« il avait été le seul journaliste français obligé de quitter l’Algérie pour avoir défendu les musulmans ».

Les Algériens, mes frères

Il appelait les Algériens mes frères, et eux le considéraient comme tel, parce qu’Albert Camus a toujours joint la parole aux actes. Parce que beaucoup de ses vrais amis étaient Algériens, et parce qu’il était le premier à les défendre lorsqu’ils étaient brimés. Autant dire qu’il a toujours défendu le peuple opprimé. Dans ses jeunes années de journaliste à Alger Républicain, il a dénoncé la misère en Kabylie. Et ceci est une première venant d’un jeune pied-noir, dans une période où il ne faisait pas bon être du côté indigène, et durant une période où le mouvement national algérien faisait déjà parler de lui. Albert Camus en paya le prix fort, puisqu’à cause de ses articles dérangeants sur la misère en Kabylie, Alger Républicain fut interdit et Albert Camus privé d’écriture. On pourrait même dire qu’il fut interdit de séjour à Alger, puisqu’on lui refusa le droit d’y professer la philosophie. On lui proposa un poste de professeur de latin à Sidi Bel Abbès, une ville de l’ouest du pays où il lui fut insupportable d’y rester un seul jour. Il finit par accepter un poste à Oran. Une ville qu’il n’aima point. Albert Camus fit ressortir toute sa souffrance intérieure d’être condamné à vivre loin de sa ville, Alger, source de son inspiration première, dans son deuxième roman au titre révélateur La Peste (1947).

Il était celui qui appelait les Algériens « mes frères », et s’était insurgé contre l’administration coloniale lorsque cette dernière avait emprisonné des militants nationalistes algériens. Ceci bien sûr n’était pas bien vu des Français d’Algérie qui ne toléraient pas que l’un des leurs, et non des moindres, fasse de ses amitiés algériennes une affaire publique. Les romanciers français d’Algérie eux-mêmes, plutôt ceux regroupés autour d’un mouvement appelé algérianisme, et à leur tête Jean Pomier, fustigèrent l’écrivain de leur rancœur. Pomier écrit en effet que Camus était « malgré lui un des plus brillants naufrageurs de son pays natal ». José Lenzini précise à ce sujet : « Les pieds-noirs dans leur immense majorité accuseront Camus de lâcheté et le conspueront le 23 janvier 1956 quand il viendra proposer une trêve civile ». Albert Camus était pourtant celui qui cherchait continuellement le consensus, n’arrivant pas à se faire à l’idée de renoncer à vivre avec ses frères algériens, comme il n’arrivait pas à accepter l’idée que plus d’un million de pieds-noirs puissent un jour quitter ce pays qu’Albert Camus considérait comme étant aussi le leur. Une double souffrance.

Cette double souffrance est celle-là même qui fera de lui un incompris, chacun exigeant du prix Nobel de littérature qu’il choisisse son camp. Pour les Algériens, Albert Camus a bel et bien choisi le sien, celui des Français d’Algérie et la phrase prononcée à Stockholm est un aveu. Pour les Français d’Algérie, il a au contraire choisi le camp de ses frères algériens puisqu’il n’a jamais parlé d’une Algérie française. Aux uns et aux autres, Albert Camus répond : « Je ne veux pas, je me refuse de toutes mes forces à soutenir la cause de l’un des deux peuples d’Algérie, au détriment de la cause de l’autre. » (Actuelle III). Contre la guerre d’indépendance, et dénonçant la violence d’où qu’elle vienne, il accentua les rancœurs de ceux qu’il appelait ses frères, et des intellectuels français de gauche partisans de l’indépendance de l’Algérie, dont le plus célèbre d’entre eux, Jean-Paul Sartre, qui se détournèrent de lui. Et auxquels il explicite sa pensée :« Français, je ne puis m’engager dans les maquis arabes. Français d’Algérie, et dont la famille est exposée sur les lieux-mêmes, je ne puis approuver le terrorisme civil qui frappe d’ailleurs beaucoup plus les civils arabes que les Français. On ne peut pas me demander de protester contre une certaine répression, ce que j’ai fait, et de justifier un certain terrorisme, ce que je ne ferai pas. » (José Lenzini).

Lorsqu’il parla de fédéralisme, ce ne fut rien qu’un pavé dans la mare, car il ne fut entendu ni de ses frères de sang ni de ses frères algériens. Face à la polémique et aux surenchères qui ne faisaient qu’enfler, Albert Camus choisit de se taire en « s’exilant » dans le Limousin : « J’ai décidé de me taire en ce qui concerne l’Algérie, afin de n’ajouter ni à son malheur ni aux bêtises qu’on écrit à son propos. » (Actuelle III)

Tort ou raison ?

Pour Ahmed Taleb El lbrahimi, « Camus a manqué de courage et de lucidité à l’heure des choix décisifs. » Pour Abdelkhébir Khatibi, « Camus est bien mort pour plusieurs générations dans le cœur des Maghrébins ». Pour René Quinn, « si l’on pense aux épisodes sanglants qui précédèrent et suivirent l’indépendance, à l’exil auquel ont été condamnés la plupart des pieds-noirs, à l’état de crise latente, économique et politique où semble vivre l’Algérie actuelle, on ne peut s’empêcher de penser que les faits n’ont pas jusqu’ici donné tort à Camus ; il serait probablement un des premiers à le regretter ». Pour Albert Camus qui se débattait avec la question algérienne, celle de l’URSS qui surgit dans le débat français, n’arrangea pas les choses. Mais l’avenir plus rapide que prévu, lui donna raison, avec certitude au moins sur ce registre. René Quinn rendant hommage à l’écrivain engagé écrit : « On peut cependant espérer que l’avenir lui rendra justice et saura apprécier à sa juste valeur en lui ce personnage rare à toutes les époques, un homme de cœur qui savait malgré tout garder la tête froide. »

L’écrivain est encore aujourd’hui un billet gagnant pour les éditeurs (exemple La Peste vendu à ce jour à plus de 5 millions d’exemplaires) car son œuvre se vend toujours avec la même régularité. Mais Albert Camus, l’homme, est toujours au cœur des polémiques par rapport à l’œuvre elle-même, ou par rapport à l’engagement de son auteur sur la question algérienne. C’est ceci qui fait justement la grandeur de son œuvre et la pérennise, car elle interpelle le lecteur de génération en génération. Raison pour laquelle l’écrivain est toujours et plus que jamais d’actualité. La noblesse de ses idéaux et sa pensée profonde ont fait de lui, comme le dit à juste titre René Quinn, « un personnage rare à toutes les époques ». Et l’humaniste qui de son Algérie natale a intercepté le cri de détresse de Stefan Zweig, l’écrivain juif autrichien persécuté par les nazis, interdit d’écriture et dont l’œuvre a été brûlée, et décida à la suite du suicide de son auteur de la véhiculer à travers sa propre œuvre afin de lui permettre de perdurer à la barbe des nazis, et ceci au péril de sa propre vie et au risque d’être fustigé par ceux qui ne comprendraient pas son geste, démontre que l’humaniste était dédoublé d’un homme au courage insoupçonné.

« Sachons gré à Camus de nous avoir montré que l’art est la noblesse de l’homme. Mais qu’il ne saurait subsister d’art là où l’homme est avili ». (Pierre de Boidesffre)

L. B. B. : Docteur en communication

Notes :

Camus (Albert), Actuelle 1/1. 1939-1958, Gallimard, Paris, 1958. De Boidesffre (Pierre), Métamorphose de la littérature, Asatia, Paris, 1951. Khatibi (Abdelkhébir), Le roman maghrébin, SMER, Rabat, 1979. Lottman (H.R), Albert Camus, Beauchesne, Paris, 1990. Lenzini (José), L’Algérie de Camus, Edisud, Paris, 1987. Pomier (Jean), Chronique d’Alger (1910-1957) ou le temps des algérianistes, La pensée universelle, Paris, 1972. Quinn (René) Albert Camus devant le problème algérien, in revue des Sciences humaines, n° XXXII, octobre-novembre 1967. Taleb El Ibrahimi (Ahmed), De la colonisation à la révolution culturelle (19621972), SNED, Alger, 1973. En ce qui concerne Albert Camus-Stefan Zweig, voir le résultat de notre recherche publié dans El Watan du 23 et 24 avril 2006 et intitulé « La vérité sur L’étranger d’Albert Camus. Le coauteur de Stefan Zweig »

 

Par Leïla Benammar Benmansour 5 novembre 2009

Christiane Chaulet-Achour, Camus et l’Algérie

L’envers et l’endroit d’un auteur controversé

C’hristiane Chaulet-Achour a publié un essai sur Albert Camus qui mérite le détour en ce début d’année 2006 que je vous souhaite heureuse. Encore un ouvrage sur Albert Camus, diriez-vous ? Certainement, et il ne sera pas le dernier. Alors quel est l’intérêt cette fois-ci ? Christiane Achour aborde la difficile problématique de la relation d’Albert Camus avec l’Algérie et les Algériens ? Est-ce qu’Albert Camus est algérien ou français, est-il algéro-français ? Est-il méditerranéen ? C’est à toutes ces questions à controverse que tente de répondre ce bel ouvrage Albert Camus et l’Algérie, édité chez Barzakh à Alger.

 

Le premier constat qui est difficile à contourner, même pour ceux qui abordent le texte pour le texte, est l’appartenance d’Albert Camus à ce pays qu’est l’Algérie qui l’a vu naître et qui a nourri son être, son imaginaire et sa sensibilité. En effet, la vie et l’œuvre de cet écrivain hors norme sont profondément ancrés en Algérie. Dès le début de cet essai, il a semblé primordial pour l’auteur d’insister sur ce fait historique et biographique : « L’Algérie est donc une des clefs dont on ne peut se passer pour comprendre l’homme et l’écrivain. » D’ailleurs Christiane Achour rappelle avec pertinence ce que Albert camus écrivait dans la préface de L’envers et l’endroit : « Chaque artiste garde au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Pour moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu. » Cette déclaration a le mérite d’être claire pour ceux qui occultent ou pour ceux qui en doutent ! Il est vrai que contrairement à certains romanciers français en mal d’exotisme, Albert Camus n’a jamais été l’écrivain de « l’extériorité et du voyage », bien au contraire sa position a été celle de « la résidence et de l’ancrage ». Pour cet homme qui est né un 7 novembre 1913 à Mondovi dans l’est algérien, qui a vécu à Belcourt, qui a étudié au lycée Bugeaud (lycée Emir Abdelkader) à Bab El Oued, dans un milieu plutôt modeste, voire pauvre, pour celui qui a si bien décrit Tipaza, le chemin intellectuel et personnel a été fabuleux. La récompense ultime fut le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué en 1957. A Stockholm, après la remise du Prix prestigieux, il a été interpellé par des étudiants sur son silence à propos de l’Algérie et de ce que l’on appelait à l’époque « les événements ». Il répond : « Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’ai cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et j’ai répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien. » Cela a aussi le mérite d’être sans ambiguïté, et pourtant ! Albert Camus a été critiqué, voire rejeté dès le début de l’indépendance de l’Algérie par de nombreux intellectuels algériens. Et c’est là où le travail de recherche de Christiane Achour devient, à mon avis, intéressant, car elle ne donne pas son avis sur la question, elle rappelle les écrits des uns et des autres, elle reprend Albert Camus dans le texte et argumente le fait que ce romancier, que cet essayiste a été pour la justice et pour le peuple algérien. Elle démontre les contradictions des propos de certains, en rappelant les écrits avant et après l’indépendance de certains intellectuels algériens comme celui de Taleb Ibrahimi qui écrivait dans sa lettre ouverte à Albert Camus en 1957 : « Pour la première fois, un écrivain Algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n’est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère des Casbah, la féerie des souks, bref, tout ce qui a donné naissance à cette littérature que nous exécrions, mais que l’Algérie, c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de sentir, de penser et d’agir. » Où se trouve donc la faille qui a provoqué tant de courroux ? C’est la fameuse phrase prononcée d’ailleurs à Stockholm : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Pour Christiane Achour, cette phrase a été détachée de son contexte pour porter un jugement sans appel sur Albert Camus l’homme, et ceci dans un contexte chargé politiquement et émotionnellement en 1962-1963. En effet, elle écrit avec justesse : « Après 1962, la fermeture du discours officiel autour de la seule identité arabo-islamique a été une autre manière de ne pas prendre en charge la pluralité algérienne. » Dans ce cadre donné, le ton approprié au discours critique sur Camus a été donné, comme la conférence de Taleb Ibrahimi en 1963 à la salle Ibn Khaldoun qui a verrouillé « toute lecture sympathique de l’écrivain ». De nombreuses citations d’écrivains, d’hommes de lettres forment la dernière partie de l’ouvrage, et il est intéressant de lire les différents points de vue qui vont du rejet au commentaire nuancé qui se veut juste comme celui de Mouloud Mammeri dans un entretien avec Tahar Djaout où il estime que le procès vis-à-vis de Camus est dérisoire, dans la mesure où ce dernier n’a fait que décrire une réalité coloniale qui était la négation du colonisé. Ainsi donc, aujourd’hui le contexte et les esprits ont évolué et Albert Camus est présent de manière continue dans la presse algérienne, comme le démontre Christiane Achour. Elle rappelle par exemple les conférences et les prises de parole d’Olivier Todd lorsqu’il a présenté sa biographie d’Albert Camus dans toutes les grandes villes du pays. Ce qui est à souligner, c’est que l’œuvre littéraire a continué à susciter beaucoup d’intérêt auprès des lecteurs algériens, toutes générations confondues. Quant au roman L’étranger, et la fameuse scène du crime de l’Arabe par Meursault sur cette plage algéroise, Christiane Achour propose une lecture sereine du célèbre roman publié en 1942, faut-il le rappeler ! Donc, écrit dans un contexte précis et lu dans ce cadre-là, sans occulter toutes les critiques par rapport à l’absence de personnages algériens, à part l’Arabe qui est assassiné, il est rappelé que ce roman crée une rupture avec le roman « algérianiste », roman à la gloire de la colonisation. Ici, Meursault le Français est jugé parce qu’il a tué un Arabe, même si, dans le fond, le jugement a plutôt porté sur son attitude anti-sociale. Albert Camus réussit à écrire une fiction « à partir d’un matériau algérien, en dépassant les effets propagandistes habituels du roman colonial. Il fait accepter l’Algérie et ses contradictions ethniques à l’humanisme républicain, il fait d’un roman algérois un classique de la littérature française ». La thèse défendue dans cet essai est la nécessité de différencier l’écriture fictionnelle qui utilise l’écriture symbolique pour représenter et dénoncer implicitement une situation coloniale réelle, et les prises de position dans la vie réelle comme dans l’Express où il déclare : « J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie où Français et Arabes s’associeront librement. » C’était en 1956. De ce point de vue, il est vrai que cet homme de gauche était pris entre sa communauté d’origine et ses convictions. Ses écrits démontrent dans tous les cas l’absurdité de la situation coloniale. Les mythes sont présents dans l’écriture camusienne, le mythe de Sisyphe, Caïn et Abel, les élus et les exclus, ceci pour tenter de démêler sur le plan sémantique et symbolique des situations difficiles pour les plus malheureux, pour les petites gens que Camus défendait, quelle que soit leur origine. L’essai de Christiane Achour apporte toutes les contradictions d’un auteur qui a vécu pleinement son temps en pointant ses contradictions. Ce qui est au fond démontré, c’est son amour pour cette terre qu’est l’Algérie avec tous ses peuples, comme en témoigne sa dénonciation de la misère des paysans dans son « Enquête en Kabylie » dans Alger républicain, appréciée par Mouloud Feraoun en son temps et lieu. Voilà un essai qui remet à plat la critique sur Albert Camus et son rapport avec l’Algérie et les Algériens, à lire.

 Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, Alger. Barzakh, 2005

déjà lancé une caravane intellectuelle à travers la France et l’on annonce pour début janvier la mise en librairie par Edif 2000 de l’ensemble de ses œuvres à des prix « très abordables ». De quoi découvrir ou redécouvrir un écrivain majeur pour qui l’absurde était au centre de l’écriture, peut-être aussi de sa vie, car le 4 janvier fatidique,on trouva dans sa poche le ticket de train qu’il avait acheté…

 

Il était dix heures du matin et Patrice Mersault marchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus. À cette heure, la garde était sortie pour le marché et la villa était déserte. On était en avril et il faisait une belle matinée de printemps étincelante et froide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleil éblouissant mais sans chaleur. Près de la villa, entre les pins qui garnissaient les coteaux, une lumière pure coulait le long des troncs. La route était déserte. Elle montait un peu. Mersault avait une valise à la main, et dans la gloire de ce matin du monde, il avançait parmi le bruit sec de ses pas sur la route froide et le grincement régulier de la poignée de sa valise.

Un peu avant la villa, la route débouchait sur une petite place garnie de bancs et de jardins. De précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la chaux, tout cela était si frais et si enfantin que Mersault s’arrêta un moment avant de reprendre le chemin qui de la place descendait vers la villa de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit ses gants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenir ouverte et la referma naturellement. Il s’avança dans le couloir et, parvenu devant la troisième porte à gauche, il frappa et entra. Zagreus était bien là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignons de ses jambes, près de la cheminée, à la place exacte que Mersault occupait deux jours auparavant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couvertures tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où ne se lisait aucune surprise, Mersault maintenant arrêté près de la porte refermée.

Les rideaux des fenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur les meubles, au coin des objets, des flaques de soleil. Derrière les vitres, le matin riait sur la terre dorée et froide. Une grande joie glacée, des cris aigus d’oiseaux à la voix mal assurée, un débordement de lumière impitoyable donnaient à la matinée un visage d’innocence et de vérité. Mersault s’était arrêté, saisi à la gorge et aux oreilles par la chaleur étouffante de la pièce. Malgré le changement du temps, Zagreus avait allumé un grand feu. Et Mersault sentait son sang monter aux tempes et battre l’extrémité de ses oreilles. L’autre, toujours silencieux, le suivait des yeux. Patrice marcha vers le bahut de l’autre côté de la cheminée et sans regarder l’infirme, déposa sa valise sur la table. Arrivé là, il sentit un tremblement imperceptible dans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa bouche une cigarette qu’il alluma maladroitement à cause de ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui. La cigarette aux lèvres, il se retourna.

Zagreus le regardait toujours, mais venait de fermer son livre. Mersault, pendant qu’il sentait le feu chauffer ses genoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers : L’Homme de cour, de Baltasar Gracian. Il se pencha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir sur blanc, le revolver luisait de toutes ses courbes, comme un chat soigné, et il maintenait toujours la lettre de Zagreus. Mersault prit celle-ci dans sa main gauche et le revolver de la droite. Après une hésitation, il fit passer l’arme sous son bras gauche et ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuille de papier grand format couverte sur quelques lignes seulement de la grande écriture anguleuse de Zagreus : « Je ne supprime qu’une moitié d’homme. On voudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouver dans mon petit bahut beaucoup plus qu’il ne faut pour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici. Pour le surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré à l’amélioration du régime des condamnés à mort. Mais j’ai conscience que c’est beaucoup demander. »

Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à ce moment la fumée de sa cigarette vint piquer ses yeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’enveloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vue sur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ci regardait maintenant l’enveloppe, et ses mains, courtes et musclées, étaient demeurées autour du livre. Mersault se pencha, tourna la clef du coffre, prit les liasses dont on voyait seulement la tranche à travers leur enveloppe de papier journal. Son arme sous le bras il en emplit régulièrement sa valise d’une seule main. Il y avait là moins d’une vingtaine de paquets de cent et Mersault comprit qu’il avait pris une valise trop grande. Il laissa dans le coffre une liasse de cent billets. La valise fermée, il jeta sa cigarette à demi consumée dans le feu et, prenant le revolver dans sa main droite, s’approcha de l’infirme.

Zagreus maintenant regardait la fenêtre. On entendit une auto passer lentement devant la porte, avec un bruit léger de mastication. Zagreus, sans bouger, semblait contempler toute l’inhumaine beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sentit le canon du revolver sur sa tempe droite, il ne détourna pas les yeux. Mais Patrice qui le regardait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut lui qui ferma les yeux. Il fit un pas en arrière et tira.

Un moment appuyé contre le mur, les yeux toujours fermés, il sentit son sang battre encore à ses oreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée sur l’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bien qu’on ne voyait plus Zagreus, mais seulement une énorme plaie dans son relief de cervelle, d’os et de sang. Mersault se mit à trembler. Il passa de l’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la main droite, lui fit saisir le revolver, la porta à hauteur de la tempe et la laissa retomber. Le revolver tomba sur le bras du fauteuil et de là sur les genoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mersault aperçut la bouche et le menton de l’infirme. Il avait la même expression sérieuse et triste que lorsqu’il regardait la fenêtre. À ce moment, une trompette aiguë résonna devant la porte. Une seconde fois, l’appel irréel se fit entendre.

Mersault toujours penché sur le fauteuil ne bougea pas. Un roulement de voiture annonça le départ du boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la porte dont le loquet luisait sous un rayon de soleil et sortit la tête battante et la langue sèche. Il franchit la porte d’entrée et partit d’un grand pas. Il n’y avait personne, sinon un groupe d’enfants à une extrémité de la petite place. Il s’éloigna. En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston. Il éternua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus en plus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependant et respira fortement. Du ciel bleu descendaient des millions de petits sourires blancs.

Ils jouaient sur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tuf humide des allées, volaient vers les maisons aux tuiles de sang frais et remontaient à tire-d’aile vers les lacs d’air et de soleil d’où ils débordaient tout à l’heure. Un doux ronronnement descendait d’un minuscule avion qui naviguait là-haut. Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semblait que la seule tâche des hommes fût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait en Mersault. Un troisième éternuement le secoua, et il sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’enfuit sans regarder autour de lui, dans le grincement de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivé chez lui, sa valise dans un coin, il se coucha et dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. »

 

El Watan 25  décembre 2009

 

 

 

Camus et la guerre de libération

Durant cette longue période, Albert Camus ne se fit remarquer que par son silence public, contrastant avec son soutien fréquent à des demandes de grâce de condamnés à mort algériens.

 

Ce silence lui fut reproché par un étudiant algérien, lors de son acceptation du prix Nobel de littérature en décembre 1957 à Stockholm, et il lui répondit qu’il défendrait sa mère avant la justice. Peu après, il décida de publier sous le titre de Chroniques algériennes (ou Actuelles III) une sélection de ses principaux textes sur l’Algérie, en faisant connaître sa position définitive dans l’introduction et la conclusion.

Ce livre, paru à la fin mai 1958, donna l’impression d’un ralliement à la politique d’intégration qui semblait alors triompher, et peu d’intellectuels comprirent la valeur de l’exigence morale qui lui interdisait de renoncer à défendre les siens contre le terrorisme, tout en condamnant la torture. Jusqu’à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence. L’infléchissement de la politique algérienne du général de Gaulle, par le discours sur l’autodétermination, conforta son attitude, car il y vit une solution équilibrée proche de ses voeux. C’est ce qu’illustre sa lettre du 19 octobre 1959 à Nicola Chiaromonte, citée dans la nouvelle édition des Œuvres complètes dans la « Pléiade » (t. IV, p. 1408, note 1).

Mais selon les témoignages concordants de Roger Quilliot et d’André Rossfelder, il était prêt à prendre publiquement position contre le FLN et l’indépendance, et dans cette dernière éventualité, il était résolu à quitter la France pour aller vivre au Canada. On ne peut donc pas suivre son ami Jules Roy qui, dans La Guerre d’Algérie, paru en 1960, se prononça pour l’indépendance en sollicitant son approbation posthume. On ne peut pas affirmer non plus qu’il aurait suivi le même itinéraire que son autre ami André Rossfelder : la semaine des barricades (24 janvier-1er février 1960) et le putsch des généraux (22-25 avril 1961) entraînèrent celui-ci à rejoindre en 1962 les derniers jusqu’au-boutistes de l’Organisation armée secrète-Conseil national de la Résistance (OAS-CNR), qui tentèrent d’assassiner le général de Gaulle.

Mais on peut au moins supposer que la « communauté algérienne des écrivains », à laquelle voulait croire Albert Camus, se serait vraisemblablement coupée en deux, et que sa prise de position contre l’identification de l’Algérie au FLN aurait eu un poids non négligeable.

Par Guy Pervillé, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse (France). Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, Paris, 2009. (Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur).

El Watan 25  décembre 2009



 

Sofiane Hadjadj (Éditeur à Barzakh) : Camus fait partie du patrimoine littéraire algérien

Pour nous, les pères fondateurs de la littérature algérienne sont les Mohamed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebbar, Jean Senac... Mais le patrimoine littéraire algérien n’est pas simplement le fait de la littérature post-indépendance : aujourd’hui on peut dire que Saint Augustin est dans le patrimoine culturel algérien, et y compris donc cette génération d’écrivains pied-noirs comme Jean Pellegri, Jacques Derrida ou Albert Camus.

 

C’est à nous de les revendiquer et de les inscrire dans cette histoire. Pour moi, Camus est pleinement un écrivain algérien. Il n’était pas un ultra de l’Algérie française. Il a appelé à la trêve civile. Il a travaillé sur le monde ouvrier, la misère en Kabylie : il connaissait la réalité algérienne. C’était quelqu’un qui était déchiré, et c’est pour cette raison qu’il est précieux. Camus n’était certes pas pro-FLN ni pro-OAS, mais dans un entre-deux. On le compare souvent à Jean-Paul Sartre, mais ce dernier n’avait pas de lien direct avec l’Algérie. Camus oui, jusqu’a sa mort. Sa mère vivait toujours en Algérie.

Certes il a dit, après l’obtention de son prix Nobel en 1957, « entre la justice et ma mère, je choisi ma mère »… mais je pense que l’on s’est trop attaché à cette phrase, alors que Camus était partagé entre deux patries. Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la littérature. Jusqu’à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d’un moment de l’histoire, prendre position pour ou contre l’indépendance ? Le propre de la littérature est d’être dans l’ambiguïté, dans le paradoxe. Finalement ce que nous enseigne Camus, c’est le sens de la nuance, de la complexité et du paradoxe. Pour moi, la question du paradoxe est fondamentale, les choses ne sont pas toujours claires.

 El Watan 25 décembre 2009

 

 

José Lenzini. Auteur de l’ouvrage Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus : « Camus comme bouc émissaire de la bonne conscience politique »

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont trois consacrés à Camus, dont le dernier Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus (Actes Sud) réédité chez Barzakh éditions à Alger, Lenzini porte un regard actualisé sur l’auteur de L’Etranger.

 

  Dib voyait en Camus un « écrivain algérien », Mouloud Feraoun parle de lui comme une « gloire algérienne », mais vous écrivez aussi que les « Algériens attendaient plus de Camus ». Qu’attendaient-ils exactement ? Pourquoi a-t-il été incapable de répondre à leur attente ?

Les Algériens attendaient, sans doute, de Camus qu’il soit aux côtés des révolutionnaires qui, à partir de novembre 1954, luttèrent pour l’indépendance. Deux raisons au moins faisaient qu’il ne pouvait se joindre à eux... D’abord, il ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se retrouver dans l’harmonie d’une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions du fait de son « usurpation » par le FLN. Camus croyait plus à une fédération, qui aurait une autonomie avec la France et qui pourrait s’en détacher progressivement. En cela, il se sentait beaucoup plus proche des thèses de Messali Hadj dont il fut proche, entre 1935 et 1937, alors qu’il militait au PCA.

Il quitta le parti estimant que le PCF était beaucoup trop en retrait par rapport aux aspirations des Algériens, celles d’une réelle égalité des droits. Il trouvait indécent que le projet Violette -qui d’ailleurs n’arriva pas au Parlement- se contentait de proposer la nationalité française à 60 000 Arabes « méritants » alors que le pays en comptait 6 millions. D’autre part, la mère de Camus vivait à Belcourt et ne voulait pas quitter ce « quartier pauvre » auquel Albert Camus était également très attaché. Il savait qu’elle pouvait être victime d’un attentat aveugle et ne pouvait imaginer (qui l’aurait d’ailleurs fait ?) d’aider ceux dont les armes auraient pu tuer sa mère. Il a dit, juste après l’obtention du Nobel : « j’aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ». Qui donc d’entre nous aurait pu faire un choix différent ? Interrogé à propos de cette fameuse phrase, le président algérien Bouteflika avait répondu : « n’importe lequel d’entre nous aurait fait la même réponse. Ce qui prouve que Camus est des nôtres ».

  A la fameuse lettre de Kateb Yacine du 17 octobre 1957, Camus ne réserve aucune réponse, même si Kateb n’en souhaitait pas une. Pourquoi selon vous ? Qu’avait pensé Camus de cette missive ?

Il m’est difficile de me mettre à la place de Camus. A celle de Kateb également. Tous deux aimaient l’Algérie d’une même force, d’un même espoir. Tous deux partageaient les mêmes angoisses vis-à-vis de l’avenir du pays. Kateb était sans doute un peu trop dur et dogmatique pour un Camus, qui devait craindre que le dialogue n’était pas possible avec cet autre homme révolté qu’était Kateb... Il aurait sans doute préférer dialoguer avec des interlocuteurs en recherche de paix et d’harmonie comme Saïd Kessous. Et, pour vous dire le fond de ma pensée, je me suis souvent demandé si Kateb ne demandait pas à Camus ce que lui-même n’avait su donner à ce pays... Lui qui n’était revenu que sur le tard.

Lui qui avait vécu les « événements » de Sétif mais qui ne se souvenait pas de la mise en garde de Camus qui, dès le 10 mai, dans Combat écrivait : « Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu’ils voulaient le devenir, mais qu’ils ne le veulent plus... ». Le constat était on ne peut plus lucide. Et les mots sont aussi des armes dans le combat pour l’équité, la démocratie. Words, words, words... Kateb voulait des actes. Les siens aussi passaient par le verbe, le théâtre, le roman...

  Edward Saïd, dans un article publié par le Monde Diplomatique « Albert Camus, ou l’inconscient colonial », évoque l’incapacité de Camus de sortir de l’héritage « impérial » dans ses écrits. Est-ce une thèse qui tient la route, connaissant l’engagement humaniste de Camus ?

Je trouve que cette affirmation fait montre d’une méconnaissance de l’oeuvre de Camus. Sauf à penser que l’illustre Edward Saïd se soit inscrit dans une forme de dogmatisme résolu, définitif... Avec cette tendance sartrienne à placer l’histoire au centre de tout, à ne faire de l’homme qu’une de ses émergences... La fin ne justifie pas les moyens. Douter n’est pas refuser de s’engager. Il est sans doute plus facile d’affirmer ses certitudes comme des références irréductibles. Il se trouve que l’homme rattrape souvent cette histoire qui bégaye jusqu’à nucléariser ses théoriciens du grand soir ou du néant... Les deux souvent se confondant !

Le silence n’est pas une démission. Comme le résumait fort bien Roger Quilliot dans La Mer et les Prisons : « la tragédie algérienne ne faisait que souligner quelques-unes des constantes de la pensée de Camus avec leur grandeur et leur faiblesse : l’horreur d’un monde de violence, le dégoût d’un sang versé inutilement, faute de réformes opportunes, la répulsion instinctive devant l’intolérance et le fanatisme, un vieux fonds de pacifisme libéral, mal adapté sans doute à ces temps de nationalisme, à ces cycles de révolte et de répression auxquels le monde moderne semble condamné. Exilé, Camus l’était désormais non seulement dans son propre pays, mais dont son propre siècle, et d’autant plus douloureusement qu’il en partageait les passions. »

  Aucune place ni rue ne porte le nom de Camus en Algérie. Y a –t-il, selon vous, une volonté de l’effacer « officiellement » ?

J’ai tendance à penser qu’un certain « malentendu » s’est installé pendant la guerre d’indépendance avec la mise en place par Jeanson du réseau des « porteurs de valises ». C’est à cette période-clé que les intellectuels de gauche vont reprocher à Camus son manque de courage et d’engagement. Camus est devenu une sorte de bouc émissaire de la bonne conscience politique et de sa foi dans le communisme triomphant. Les leaders de l’Algérie indépendante vont utiliser Camus et les autres... parmi lesquels Dib, Kateb, Mammeri, Ferraoun et tant d’autres ayant commis une oeuvre littéraire dans la langue de Molière. Une aubaine pour les nouveaux maîtres du pouvoir qui doivent justifier, alors, les « sacrifices » nécessaires à construction du pays, légitimer le parti unique va désormais -et pour longtemps- gérer le pays.

Sans partage. Le pouvoir occulte des pans entiers de son histoire, en utilise d’autres à son profit… Camus est enseigné dans les lycées comme dans le supérieur mais, restera longtemps cet Etranger qui n’a pas choisi le bon camp. A preuve ce roman raciste, à l’image de son auteur assimilé au peuple de petits blancs peu soucieux de l’existence de l’indigène et de son devenir. Mais, je crois que l’Algérie a vécu une véritable mutation, lors du match qui a opposé son équipe nationale de foot à celle de l’Egypte. Tout a commencé au Caire… Là, où s’était décidé le lancement de la guerre de libération. Ce vendredi 12 novembre 2009, des débordements ont déchaîné les foules face à ce peuple frère d’hier qui, en quelques heures, était devenu l’ennemi...

Celui qu’il fallait éliminer. Jusqu’au plus profond de la mémoire algérienne ressurgissaient ces temps douloureux, où le leader du panarabisme avait dépêché en Algérie ses enseignants les moins qualifiés pour participer à l’arabisation d’un pays qui hériterait du même coup des Frères musulmans et autres intégristes dont la terre des Pharaons voulait se débarrasser. L’Algérie découvrait alors un autre visage du panarabisme et de sa discutable fraternité. Sans doute, étaient-ils rares celles et ceux qui, dans cette exubérante renaissance, faisaient un lien avec la passion de Camus pour le foot et sa méfiance pour le panarabisme. Pourtant, sans le savoir, l’Algérie renouait alors avec l’un de ses fils. Et qu’importe qu’il ait une rue ou une place à son nom, qu’il entre ou pas au Panthéon. Nous comprenions alors, tous ce qu’il voulait dire quand il écrivait : « je me révolte, donc nous sommes... »

 

Par Adlène Meddi El Watan 25 décembre 2009

 

Arezki Tahar (Libraire à Espace Noun) : Camus, écrivain français d’Algérie

J’ai fait le lycée Emir Abdelkader à Alger. Albert Camus avait fréquenté le même établissement, mais à son époque, il s’appelait lycée Bugeaud.

 

En seconde, notre prof de français nous avait emmenés visiter les ruines romaines à Tipaza. Nous étudions, à cette époque, Noces à Tipaza de Camus. Un jour, alors que je me baladais à la rue Didouche Mourad, un bouquin de Camus à la main, je croise un de mes oncles. Il me demande : « C’est quoi ce livre ? ». Je réponds : « C’est Camus ». Il me rétorque : « Mon fils, il faut faire attention à ce que tu lis ! ». Interloqué, je lui réponds : « Tu sais, c’est une première expérience, donc laisse moi faire mon expérience de Camus. » J’ai compris mon oncle quelque années plus tard : Camus n’était pas en odeur de sainteté, car il n’avait pas soutenu la guerre d’indépendance de notre pays. Certains parlent aujourd’hui de Camus l’Algérien, mais l’Algérie a été libéré par le sang de son peuple, par une guerre, pas grâce à Camus.

Au contraire, dans ses Chroniques algériennes en 1958, Camus a clairement dit qu’il n’était pas pour l’indépendance de l’Algérie, même si Camus a loué sa terre natale, l’Algérie, sa lumière. Il était un humaniste qui n’avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui voulaient libérer leur pays après 130 ans d’une des pires des colonisations. Pour moi, qui suis un enfant de 1954, cela ne passe pas. Camus l’Algérien c’est une expression que je ne partage pas du tout. Je préfère la dénomination « Camus écrivain français d’Algérie » !

 

 Edition El Watan 25 décembre 2009

 

 

 Hebdos & Services

 

 

Extrait. Le premier chapitre du premier roman d’Albert Camus

La mort heureuse

Lorsque le 4 janvier 1960, il y a 50 ans, à deux jours près, sa voiture s’encastra dans un arbre d’une petite route de France, Albert Camus a-t-il pensé une fraction de seconde au titre de ce roman, « La Mort heureuse », le premier qu’il écrivit et qui fut publié post mortem ? Nous en publions ci-contre le premier chapitre, avec l’autorisation des éditions Gallimard. Cette « première entreprise romanesque » a été conçue entre 1936 et 1938. C’est en la remaniant que « L’Etranger » se forma dans son esprit et il abandonna « La mort heureuse » pour le roman qui fit et fait encore sa gloire mondiale. La similitude du nom du personnage, Mersault, une certaine écriture et une ambiance bizarre,ont laissé penser qu’il s’agissait donc du brouillon de « L’Etranger ». Les spécialistes de Camus pensent qu’il serait faux ou exagéré de l’affirmer même si chaque première œuvre contient en clair ou en creux les éléments d’une identité littéraire future. En 2010, il est certain que le sujet Camus, vie et œuvre, prendra encore une importance marquée dans le monde où le Prix Nobel 67 est incontournable. Il est à espérer qu’en Algérie où son œuvre est très lue et suscite de nombreuses passions, liées notamment à son rapport à la Guerre d’indépendance, des débats puissent avoir lieu dans les universités et les milieux culturels. Le Centre Culturel Algérien de Paris a déjà lancé une caravane intellectuelle à travers la France et l’on annonce pour début janvier la mise en librairie par Edif 2000 de l’ensemble de ses œuvres à des prix « très abordables ». De quoi découvrir ou redécouvrir un écrivain majeur pour qui l’absurde était au centre de l’écriture, peut-être aussi de sa vie, car le 4 janvier fatidique,on trouva dans sa poche le ticket de train qu’il avait acheté…

 

Il était dix heures du matin et Patrice Mersault marchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus. À cette heure, la garde était sortie pour le marché et la villa était déserte. On était en avril et il faisait une belle matinée de printemps étincelante et froide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleil éblouissant mais sans chaleur. Près de la villa, entre les pins qui garnissaient les coteaux, une lumière pure coulait le long des troncs. La route était déserte. Elle montait un peu. Mersault avait une valise à la main, et dans la gloire de ce matin du monde, il avançait parmi le bruit sec de ses pas sur la route froide et le grincement régulier de la poignée de sa valise.

Un peu avant la villa, la route débouchait sur une petite place garnie de bancs et de jardins. De précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la chaux, tout cela était si frais et si enfantin que Mersault s’arrêta un moment avant de reprendre le chemin qui de la place descendait vers la villa de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit ses gants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenir ouverte et la referma naturellement. Il s’avança dans le couloir et, parvenu devant la troisième porte à gauche, il frappa et entra. Zagreus était bien là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignons de ses jambes, près de la cheminée, à la place exacte que Mersault occupait deux jours auparavant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couvertures tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où ne se lisait aucune surprise, Mersault maintenant arrêté près de la porte refermée.

Les rideaux des fenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur les meubles, au coin des objets, des flaques de soleil. Derrière les vitres, le matin riait sur la terre dorée et froide. Une grande joie glacée, des cris aigus d’oiseaux à la voix mal assurée, un débordement de lumière impitoyable donnaient à la matinée un visage d’innocence et de vérité. Mersault s’était arrêté, saisi à la gorge et aux oreilles par la chaleur étouffante de la pièce. Malgré le changement du temps, Zagreus avait allumé un grand feu. Et Mersault sentait son sang monter aux tempes et battre l’extrémité de ses oreilles. L’autre, toujours silencieux, le suivait des yeux. Patrice marcha vers le bahut de l’autre côté de la cheminée et sans regarder l’infirme, déposa sa valise sur la table. Arrivé là, il sentit un tremblement imperceptible dans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa bouche une cigarette qu’il alluma maladroitement à cause de ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui. La cigarette aux lèvres, il se retourna.

Zagreus le regardait toujours, mais venait de fermer son livre. Mersault, pendant qu’il sentait le feu chauffer ses genoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers : L’Homme de cour, de Baltasar Gracian. Il se pencha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir sur blanc, le revolver luisait de toutes ses courbes, comme un chat soigné, et il maintenait toujours la lettre de Zagreus. Mersault prit celle-ci dans sa main gauche et le revolver de la droite. Après une hésitation, il fit passer l’arme sous son bras gauche et ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuille de papier grand format couverte sur quelques lignes seulement de la grande écriture anguleuse de Zagreus : « Je ne supprime qu’une moitié d’homme. On voudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouver dans mon petit bahut beaucoup plus qu’il ne faut pour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici. Pour le surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré à l’amélioration du régime des condamnés à mort. Mais j’ai conscience que c’est beaucoup demander. »

Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à ce moment la fumée de sa cigarette vint piquer ses yeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’enveloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vue sur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ci regardait maintenant l’enveloppe, et ses mains, courtes et musclées, étaient demeurées autour du livre. Mersault se pencha, tourna la clef du coffre, prit les liasses dont on voyait seulement la tranche à travers leur enveloppe de papier journal. Son arme sous le bras il en emplit régulièrement sa valise d’une seule main. Il y avait là moins d’une vingtaine de paquets de cent et Mersault comprit qu’il avait pris une valise trop grande. Il laissa dans le coffre une liasse de cent billets. La valise fermée, il jeta sa cigarette à demi consumée dans le feu et, prenant le revolver dans sa main droite, s’approcha de l’infirme.

Zagreus maintenant regardait la fenêtre. On entendit une auto passer lentement devant la porte, avec un bruit léger de mastication. Zagreus, sans bouger, semblait contempler toute l’inhumaine beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sentit le canon du revolver sur sa tempe droite, il ne détourna pas les yeux. Mais Patrice qui le regardait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut lui qui ferma les yeux. Il fit un pas en arrière et tira.

Un moment appuyé contre le mur, les yeux toujours fermés, il sentit son sang battre encore à ses oreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée sur l’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bien qu’on ne voyait plus Zagreus, mais seulement une énorme plaie dans son relief de cervelle, d’os et de sang. Mersault se mit à trembler. Il passa de l’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la main droite, lui fit saisir le revolver, la porta à hauteur de la tempe et la laissa retomber. Le revolver tomba sur le bras du fauteuil et de là sur les genoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mersault aperçut la bouche et le menton de l’infirme. Il avait la même expression sérieuse et triste que lorsqu’il regardait la fenêtre. À ce moment, une trompette aiguë résonna devant la porte. Une seconde fois, l’appel irréel se fit entendre.

Mersault toujours penché sur le fauteuil ne bougea pas. Un roulement de voiture annonça le départ du boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la porte dont le loquet luisait sous un rayon de soleil et sortit la tête battante et la langue sèche. Il franchit la porte d’entrée et partit d’un grand pas. Il n’y avait personne, sinon un groupe d’enfants à une extrémité de la petite place. Il s’éloigna. En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston. Il éternua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus en plus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependant et respira fortement. Du ciel bleu descendaient des millions de petits sourires blancs.

Ils jouaient sur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tuf humide des allées, volaient vers les maisons aux tuiles de sang frais et remontaient à tire-d’aile vers les lacs d’air et de soleil d’où ils débordaient tout à l’heure. Un doux ronronnement descendait d’un minuscule avion qui naviguait là-haut. Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semblait que la seule tâche des hommes fût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait en Mersault. Un troisième éternuement le secoua, et il sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’enfuit sans regarder autour de lui, dans le grincement de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivé chez lui, sa valise dans un coin, il se coucha et dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. »

 El Watan 02 janvier 2010      

 

                                           

 Théâtre : La Chute, en hommage à Albert Camus

Robert Angebaud devait, à l’âge de 19 ans, venir les armes à la main combattre au sein de l’armée coloniale durant la guerre d’Algérie, mais il a refusé, ce qui lui a valu 27 mois de prison pour insubordination.

 

Aujourd’hui, devenu comédien, c’est avec un texte de Camus qu’il vient à Oran, près d’un demi-siècle après, pour interpréter La Chute sur la scène du CCF d’Oran. Cette adaptation théâtrale du texte original du prix Nobel de littérature est prévue mardi. « Compte tenu de cet antécédent, Robert Angebaud est très ému de venir en Algérie », déclare Romain Fohr, enseignant et homme de théâtre, qui est intervenu lors d’une conférence de présentation du programme trimestriel du Centre culturel français présidée par le nouveau directeur de cette institution, Gaëtan Pellan. Il s’agira toutefois d’une « lecture améliorée » de la pièce produite par la compagnie Garance. Cet événement est inscrit dans la perspective de rendre hommage à Albert Camus, natif d’Algérie, disparu dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 et qui, si ce n’était la polémique soulevée par sa déclaration à Stockholm au sujet de la justice, notamment lorsque celle-ci est prise hors de son contexte, aurait été le meilleur lien entre l’Algérie et la France post-indépendance.

La programmation de cette œuvre sera entourée d’un ensemble d’activités liées au théâtre, notamment la conférence qui sera donnée par Romain Fohr au département des arts dramatiques de l’université d’Oran ce jeudi et qui sera intitulée « La Naissance de la scénographie ». Pour cet universitaire, « le théâtre était déjà au cœur de la cité dans l’antiquité et était l’un des fondements de la démocratie grecque et reste un rempart contre la ghettoïsation ». Son séjour à Oran sera une occasion d’approfondir le débat sur les contributions des metteurs en scène ou auteurs cités tels que Abdelkader Alloula, Kateb Yacine, Mouloud Mameri, Rachid Boudjedra et Mohamed Dib. Des stages sont prévus avec la Fondation Alloula dirigée par Raja, mais aussi le département des arts dramatiques et l’université populaire. Romain Fohr vient pour la troisième fois à Oran. Il y a quatre ans, il a assisté au montage d’un spectacle, une comédie musicale, intitulée Les Corsaires et dont la musique est composée par Francis Moerman, un des piliers de la guitare manouche traditionnelle. Toujours dans le domaine du 4e art, la compagnie Candela présentera Le Malade Imaginaire de Molière le jeudi 28 janvier à la maison de la culture de Mostaganem. Ce spectacle est inscrit dans le registre de l’expérimental.

 

Par Djamel Benachour  11 janvier  2010

Albert Camus

Documents : Extraits de manuscrits d’Albert Camus, dont Noces, extrait de naissance, numéro d’Alger Républicain. Source : Albert Camus, solidaire et solitaire, par Catherine Camus. Le 4 janvier 1960, Albert Camus disparaissait dans un accident de voiture. Cinquante ans plus tard, El Watan Week-end revient sur ce géant de la littérature et sur les polémiques suscitées de son vivant jusqu’à aujourd’hui sur sa relation avec l’Algérie.

 

« Albert Camus ? C’est un acteur ? » En parcourant la rue Belouizdad (ex-rue de Lyon), les Belcourtois interrogés vous regardent avec des yeux ronds. Dans leur grande majorité, ils n’ont jamais entendu parler d’Albert Camus et savent encore moins qu’il a grandi et vécu son adolescence chez sa grand-mère maternelle, dans cette rue d’Alger. A la recherche de la maison où il a grandi, nos questions laissent perplexes les habitants du quartier. « Vous savez, les Algériens ne lisent pas, alors vous et votre Camus... », lance l’un d’eux. Un autre poursuit : « Regardez là, ce snack. Avant c’était une librairie. Le propriétaire écoulait un livre en vingt jours, il a donc décidé de tout vendre. Le nouveau propriétaire en a fait un snack. Il est toujours plein... » Belcourt est un quartier populaire, à l’époque aussi. « C’est dans cette vie de pauvreté, parmi des gens humbles et vaniteux que j’ai le plus sûrement touché à ce qui me paraît le sens de la vraie vie », écrivait Camus.

Direction le 124, rue Belouizdad, l’adresse qui figure sur l’acte de baptême d’Albert Camus, selon l’Archevêché d’Alger. Mustapha, le propriétaire n’est pas surpris de nous voir. « Avant vous, des Allemands, des Japonais sont venus. La dernière délégation était coréenne. Tous des écrivains pour visiter ma maison, voir où vivait Albert Camus. C’est un petit deux-pièces, vous voyez. J’ai dû renvoyer ma femme et mes enfants chez la voisine », lâche Mustapha, dépité devant nos questions. « Vous savez, ils me demandent tous des informations sur Camus, mais moi je le connais pas. Mon père a racheté l’appartement, mais je n’ai aucune trace de Camus et pour être clair, avec la société algérienne d’aujourd’hui, les prix qui flambent et une famille à nourrir, j’ai d’autres chats à fouetter.

Les gens viennent ici les mains vides, ils boivent des cafés, prennent des photos de la maison de Camus et me laissent ensuite, sans aucun dédommagement. J’ai contacté le consulat de France pour qu’il rachète la maison en y mettant une plaque commémorative, mais sans suite. »Aucune preuve matérielle, à part ce baptême de l’Archevêché. En inspectant la bâtisse, on remarque quand même de grandes similitudes avec les souvenirs de l’écrivain. Dans L’Envers et l’endroit, Camus écrit à la troisième personne : « Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’escalier. Et c’était à cause des cafards. »

La rampe existe toujours, les cafards aussi. Au cercle du CRB, en face, quelques anciens papotent. Albert Camus était gardien de but au Racing d’Alger, l’occasion de demander à ces anciens footeux s’ils ont entendu parler de l’écrivain footballeur. « Jamais, répond cheikh Slimane. Le Racing d’Alger était un club universitaire et nous, à l’époque coloniale, on ne pouvait espérer atteindre les bancs de la fac… » L’apostrophe est cinglante. Entre Camus l’enfant de Belcourt et Camus le prix Nobel de littérature, une guerre d’indépendance se préparait.

 

Par Adlène Meddi, Ahmed Tazir  El Watan 25 décembre 2009

 

 

Télévision. Première fiction sur Albert Camus

Le titre du film qui sera diffusé ce mercredi sur France 2 ne peut pas être plus court, il s’intitule simplement Camus.

 

Parmi les scènes mémorables que revivront avec intensité les téléspectateurs algériens et aussi les Français d’Algérie qui ont connu cette fameuse journée de 1956. Jour où, la proposition d’Albert Camus d’une trêve civile fut vilipendée par des manifestants remontés à bloc contre l’écrivain. Cet événement mis en scène dans cette fiction réalisée par Laurent Jaoui sera l’un des temps-clé du film tourné au début de l’année 2009 à Tarascon dans les Bouches-du-Rhône (lire notre édition du 16 mars 2009). Les contestataires huèrent avec une rare violence cette tentative et défilèrent dans les rues d’Alger aux cris de : « A mort Camus ! », joignant dans le même sac le président du conseil, Pierre Mendès-France.

C’était le 22 janvier 1956. Du côté algérien, si certains du FLN étaient présents au cercle du progrès pour écouter avec attention, voire avec curiosité, cette tentative inédite, beaucoup refusaient d’emblée tout ce qui aurait pu s’assimiler à une démobilisation, l’indépendance étant la seule proposition négociable possible. Camus, après ce jour difficile pour lui, ne parla plus d’Algérie, refusant tout paraphe de quelque pétition que ce soit, jusqu’à sa mort, le 4 janvier 1960, il y a exactement cinquante ans ce lundi 4 janvier 2010. Le film, une première, entend retracer les dix dernières années du prix Nobel obtenu par l’auteur de L’Etranger, en décembre 1957. Cette vie d’écriture, de soucis quotidiens et de tourments face à l’histoire est interprétée par Stéphane Freiss, Anouk Grinberg dans la peau de Mme Francine Camus.

* 20h 35, mercredi 6 janvier, France 2, durée 105 minutes

 

Par Walid Mebarek          El Watan 4 janvier 2010

 

                                 

Wagner le 13.01.10 à 13:59 dans m/ Actualités - Sorties - nouveautés - Lu 1923 fois - Version imprimable
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