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"Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la miséricorde suffit." Albert Camus// "La vérité jaillira de l'apparente injustice." Albert Camus - la peste// "J'appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'intarissable espérance." Jacques Berque// « Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l'arabe, on parle du français, mais on oublie l'essentiel, ce qu'on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot 'barbare'. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? ne pas parler du 'Tamazirt', la langue, et d''Amazir', ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l'homme libre ? » Kateb Yacine// "le français est notre butin de guerre" Kateb Yacine.// "Primum non nocere" (d'abord ne pas nuire) Serment d'Hippocrate// " Rerum cognoscere causas" (heureux celui qui peut pénétrer le fond des choses) Virgile.// "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde" Albert Camus.Sommaire
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Le Monde .fr, des historiens interviennent dans le débat, et réponse de Guy Pervillé - historien - au Monde et à ce collectif.
Point de vue
LEMONDE.FR | 05.05.10
Le film "Hors-la-loi" de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour, par Yasmina Adi (réalisatrice), Didier Daeninckx (écrivain), François Gèze (éditeur), Guy Seligman (président de la SCAM) et Pascal Blanchard, Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault (historiens).
Puis REPONSE de Guy Pervillé
Le film raconte les parcours de trois frères, témoins des massacres de Sétif en mai 1945 et qui vivent ensuite en France, où ils seront plongés dans les excroissances en métropole de la guerre d'indépendance algérienne. Symptôme du retour en force de la bonne conscience coloniale dans certains secteurs de la société française, avec la complicité des gouvernants, un député a lancé une campagne contre ce film avant même son achèvement, campagne relayée – ce qui est plus grave – par un secrétaire d'Etat.
A l'automne 2009, fâché de la manière dont le scénario évoquait les massacres de Sétif et l'aide apportée par des Français aux militants indépendantistes algériens, le député UMP des Alpes-Maritimes Lionnel Luca, vice-président du conseil général de ce département, a discrètement saisi le secrétaire d'Etat à la défense et aux anciens combattants Hubert Falco, par ailleurs maire de Toulon. Et dans une lettre à ce dernier du 7 décembre 2009, il dénonçait le concours financier apporté par le Centre national du cinéma (CNC) à ce film qu'il n'avait toujours pas vu : "On peut s'interroger sur cette volonté d'encourager une repentance permanente que le président de la République a plusieurs fois condamnée. A défaut de pouvoir intervenir sur le CNC, je vous saurais gré de bien vouloir veiller à ce que la sortie du film ne puisse être cautionnée par les officiels français."
Précisant le sens de sa démarche, Lionnel Luca a déclaré le 23 avril 2010 à Paris-Match : "J'ai saisi le secrétaire d'Etat à la défense et aux anciens combattants dès que j'ai eu connaissance du scénario. Celui-ci l'a transmis au service historique du ministère de la Défense (SHD), qui a confirmé que de nombreux faits sont erronés et réinterprétés. Ce que je voulais avant tout, c'est que le film ne soit pas dans la sélection officielle française. Le projet me dérange. Il ne représente pas la France mais l'Algérie, cela me convient." A ses yeux, en somme, le financement de la création devrait dans ce domaine être soumis à un label d'Etat définissant ce qui est ou non "historiquement correct".
Fruit d'une coproduction franco-algéro-tuniso-italo-belge, ce film est d'abord une œuvre libre qui ne saurait se réduire à une nationalité, ni à un message politique et encore moins à une vision officielle de l'histoire. Œuvre d'un cinéaste à la fois français et algérien, son producteur pouvait le présenter à la sélection officielle du Festival de Cannes en tant que film algérien ou film français. Il a choisi la première option (à l'inverse d'Indigènes, présenté comme film français à Cannes et algérien aux Oscars), les films français de qualité étant déjà nombreux à prétendre figurer dans une sélection nécessairement limitée. Et contrairement à ce qu'avance M. Luca, il n'y a rien de choquant à ce que l'essentiel du financement de Hors-la-loi vienne de France (parmi ses financeurs, figurent France 2 et France 3, Canal+, Studio Canal, Kiss Films – la société de Jamel Debbouze –, la région PACA, l'ACSE, Ciné-cinéma et le CNC). L'apport venant d'Algérie ne représente qu'environ 20 % du budget, dont une bonne part en prestations valorisées. Un apport qui, en l'occurrence, n'a été assorti d'aucune pression ni demande particulière.
Dans un courrier adressé le 15 janvier 2010 au député, Hubert Falco a affirmé que son ministère avait en fait saisi dès le 18 juin 2009 – donc avant l'intervention du député – le service historique de la défense "pour analyser le contenu historique du scénario" : "[Le SHD] confirme qu'un certain nombre d'erreurs et d'anachronismes en parsème l'écriture. Ces invraisemblances, parfois grossières, montrent que la rédaction du scénario n'a été précédée d'aucune étude historique sérieuse. Elles ne manqueront pas d'être relevées par les spécialistes lors de la sortie du film en salles. Au vu de ces éléments, et sous réserve que la version définitive du film n'y apporte aucun correctif, il semble difficile que les pouvoirs publics puissent soutenir un film qui livre de notre histoire une version aussi peu crédible. Je veillerai pour ma part, au nom de la défense de la mémoire qui relève de mes attributions, à ne pas cautionner ce film."
En septembre 2009, le général de division Gilles Robert, chef dudit service, avait en effet rendu un avis critique sur le scénario, répondant à la commande officielle. Nos réactions ne portent pas sur le contenu de cet avis, mais sur son principe même. D'ailleurs, ceux d'entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d'un réalisateur n'est pas celui d'un historien et n'a pas à être jugé par l'etat. Personne n'a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Vietnam avec une précision "historique".
L'évocation d'une page d'histoire tragique peut aussi bien passer par la fiction, avec ses inévitables raccourcis, que par les indispensables travaux des historiens.
Dans le cas du film de Bouchareb, le problème de fond est ailleurs : des pressions ont été exercées sur les chaînes de France Télévisions pour ne pas coproduire le film et sur les responsables de la sélection officielle du Festival de Cannes pour qu'il ne soit pas sélectionné. Tandis que le producteur a été l'objet de demandes inhabituelles venant de la présidence de la République et du secrétariat d'Etat à la défense et aux anciens combattants pour visionner – dans quel but ? – le film avant la date de sa présentation officielle aux jurés et au public du Festival de Cannes.
En même temps, des associations extrémistes appellent à perturber le Festival en protestation contre la sélection de ce film. Et la réaction de M. Luca – rejoint le 29 avril par le député UMP de Béziers Elie Aboud, président du groupe parlementaire d'études sur les rapatriés, qui n'admet pas "qu'on utilise de l'argent public pour insulter la République" – est révélatrice : des milieux nostalgiques de la colonisation continuent de chercher à faire obstacle à la liberté de la création et à la nécessaire reconnaissance du passé colonial de la France. Ces députés déclarent espérer que la "Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie", prévue par l'article 3 de la loi du 23 février 2005, qui présentait comme positive l'"œuvre de la France outre-mer", sera rapidement mise en place, "afin de mieux approcher la vérité". Le pire est à craindre quand le pouvoir politique veut écrire l'histoire que nos concitoyens iront voir demain sur nos écrans.
Signataires : Yasmina Adi (réalisatrice), Didier Daeninckx (écrivain), François Gèze (éditeur), Guy Seligman (président de la SCAM) et Pascal Blanchard, Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault (historiens).
Réponse à Yasmina Adi (2010)
jeudi 13 mai 2010.
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REPONSE de Guy Pervillé
Ce texte est une réponse à la prise de position publiée par LeMonde.fr du 5 mai 2010 :
Madame,
vous m’avez envoyé le texte, que vous avez contribué à rédiger, intitulé « Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour », et je dois vous en remercier. Mais je dois aussi vous dire très franchement quelle réaction il m’inspire : une réaction de profonde inquiétude, presque d’accablement. En effet, je suis convaincu que si le raisonnement qui le sous-tend est sincère, et donc respectable, il n’en est pas moins radicalement faux et dangereux.
A le lire, on apprend en effet que la liberté d’opinion et d’expression est menacée par une volonté de censure inadmissible venant de la part d’un membre de la majorité présidentielle, le député des Alpes maritimes Lionel Luca, qui veut faire interdire par le gouvernement l’expression de la vision du cinéaste Rachid Bouchareb sur l’insurrection de Sétif et sur les principaux événements de la guerre d’Algérie, notamment la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. Suivant les auteurs et signataires de votre texte, cette demande de censure est illégitime, à la fois parce que ce film est une œuvre libre, dont le réalisateur est à la fois algérien et français et dont les capitaux viennent en grande majorité de France, et seulement pour 20 % d’Algérie. Mais l’argument se renverse quand on se souvient que le film précédent du même auteur, Indigènes, avait oublié de montrer les Français d’Afrique du Nord mobilisés en masse de 1943 à 1945, lesquels avaient fourni à peu près autant de combattants à l’armée française que les dits « indigènes » (ce qui représente un taux de mobilisation presque dix fois plus fort) ; et surtout quand on prend connaissance du scénario de ce nouveau film [1] qui, contrairement au précédent (alors très fraîchement accueilli par Alger) paraît bien exprimer la mémoire algérienne officielle de ces événements à beaucoup plus de 20%... Il serait donc plus juste de dire, me semble-t-il, que Rachid Bouchareb a choisi de présenter son film comme algérien parce que ce film l’est effectivement. Bien entendu, cela n’autorise pas à mettre en doute la sincérité de l’auteur, mais cela permet de soupçonner la validité historique de sa vision, parce que l’Algérie, contrairement à la France, a une version officielle de sa guerre d’indépendance et qu’elle cherche à l’imposer aux Français. Ce qui autorise à se demander s’il est juste et raisonnable qu’un film algérien de propagande soit financé principalement par des capitaux français.
Or, votre texte compte parmi ses signataires des collègues historiens [2] que je connais depuis longtemps, et dont certains ont été appelés à voir le film. Voici donc le point de vue qu’ils expriment : « ceux d’entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d’un réalisateur n’est pas celui d’un historien et n’a pas à être jugé par l’Etat. Personne n’a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Vietnam avec une précision "historique". L’évocation d’une page d’histoire tragique peut aussi bien passer par la fiction, avec ses inévitables raccourcis, que par les indispensables travaux des historiens ». J’attends donc de savoir en quoi consisteraient ces critiques s’ils voulaient bien me les faire connaître, mais d’après eux ce n’est pas un point important, puisqu’un cinéaste est plus proche d’un romancier que d’un historien. Et pourtant, ce film ne se présente pas comme une œuvre de pure fiction : il prétend exprimer sous une forme artistique une vérité historique globale, trop longtemps cachée en France, et c’est bien ainsi qu’il sera reçu par son public. Le problème est donc réel, et ne peut pas s’évacuer aussi facilement. D’autant moins que le devoir des historiens est de faire connaître la vérité historique, et de ne pas la laisser confondre avec une fiction, quels qu’en soient les auteurs.
Je pourrais peut-être me laisser convaincre, si ce film était le premier traitant de la guerre d’Algérie à poser ce genre de problèmes. Malheureusement, il n’en est rien. Permettez-moi de rappeler qu’il y a quinze ans déjà, le 10 mai 1995, un film documentaire intitulé Les massacres de Sétif, réalisé par Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, avait soulevé l’indignation de nombreux Français d’Algérie qui avaient vécu ces événements en mai 1945 et en avaient gardé des souvenirs nets et précis, dont il n’avait pas été tenu suffisamment compte. A leurs protestations, le président de la chaîne Arte, Jérôme Clément, avait habilement répondu : « croyez que je suis sensible aux critiques et rectifications que vous avez bien voulu formuler. Sans vouloir atténuer leur portée, je rappelle néanmoins qu’il s’agit d’un « documentaire de création » - et donc de l’expression de ses auteurs - et non pas d’une émission d’information avec débats contradictoires. Par ailleurs la mémoire, par nature sélective, a fait son œuvre durant les 50 ans écoulés » [3]. Mais n’était-ce pas une bonne raison de ne pas se contenter d’une seule mémoire, celle des Algériens restés dans leur pays et de leurs enfants nés en France, et de la croiser systématiquement avec celle de leurs anciens voisins « rapatriés » ? En tout cas, si la chaîne a de nouveau projeté ce film contesté, elle n’a jamais, à ma connaissance, réalisé sur ce sujet, ni un autre film exprimant l’autre mémoire, ni une synthèse visant délibérément à l’équilibre des sources et des interprétations.
Et c’est pourquoi il a déclenché une réaction en chaîne qui dure depuis quinze ans déjà et ne semble pas devoir s’arrêter de sitôt, ce que l’on a appelé la « guerre des mémoires ». Or cette guerre aurait dû, normalement, être évitée ou apaisée par l’intervention arbitrale des historiens. Permettez-moi encore de rappeler les faits suivants. En 1989, j’avais participé à l’un de mes premiers jurys de doctorat, celui de la thèse de l’historien algérien Boucif Mekhaled sur ce même sujet, soutenue à Paris. Tous les membres du jury avaient apprécié et récompensé sereinement ce travail méritoire et indiscutablement historique. Mais six ans plus tard, peu après le film diffusé sur Arte, j’ai été très surpris de voir publier une version très fortement condensée de cette thèse, avec une double préface de Mehdi Lallaoui et de mon collègue Jean-Charles Jauffret (lui aussi membre du jury de cette thèse) [4]. Et un peu plus tard encore de voir, dans les actes d’un colloque auquel j’avais participé du 11 au 13 mai 1995, le même Jean-Charles Jauffret juger très sévèrement le film réalisé par Mehdi Lallaoui : « Un très bel exemple de désinformation vient d’être donné, le 10 mai 1995, par une émission d’Arte, consacrée à l’insurrection du Constantinois en 1945. La version officielle du FLN a été reconduite, sans aucune référence sérieuse ou non-tronquée à la recherche contemporaine tant française qu’algérienne » [5]. Pour ma part, même si j’étais très occupé à ce moment par mon élection à l’Université de Nice, j’ai eu l’occasion de visionner trois fois ce film et de partager entièrement le jugement de mon collègue Jean-Charles Jauffret. Le spectateur ne pouvait en retenir que l’opinion du dernier témoin à prendre la parole, l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, qui avait fondé cinq ans plus tôt la Fondation du 8 mai 1945 dans le but de réclamer à la France la reconnaissance de sa répression comme étant un « crime contre l’humanité » et non pas un « crime de guerre ».
Pour éviter tout malentendu, je précise que Mehdi Lallaoui, fils d’Algériens né en France et fondateur de l’association « Au nom de la mémoire », était sans aucun doute sincère. La patience avec laquelle il a supporté sans protester mes critiques répétées (sans pour autant les trouver justes) parce qu’il ne doutait pas de ma qualité d’historien, est d’autant plus louable qu’elle est devenue malheureusement trop rare. Mais justement, le vrai problème était qu’en dépit de ou à cause de sa sincérité, il n’était pas capable de distinguer entre la mémoire transmise de génération en génération par le PPA puis par le FLN, et la vérité historique, dont la recherche est le but propre de l’histoire. Cependant, j’ai mis trop longtemps à me rendre compte que même des historiens algériens étaient exposés au même risque. C’est ainsi que j’ai été amené, à partir de 2002, à prendre position contre la revendication algérienne de repentance de la France, diffusée avec une ampleur sans cesse croissante par la Fondation du 8 mai 1945, sans imaginer un seul instant que son deuxième président, successeur de Bachir Boumaza, pouvait être un historien algérien que je connaissais, Mohammed El Korso.
En effet, depuis la fin de 2001, j’ai été conduit à prendre conscience de l’existence, de l’action et de l’influence de la Fondation du 8 mai 1945, d’abord par la lecture d’une maîtrise sur la mémoire du 8 mai 1945 en Algérie et en France [6], soutenue à l’Université de Toulouse-le Mirail en 2000, puis un peu plus d’un an plus tard, par celle d’un article du politologue algérien Ahmed Rouadjia publié dans la revue Panoramiques au début 2003 [7]. J’ai donc commencé à publier ce que j’avais découvert sur le projet algérien d’influencer la mémoire française dans un nombre sans cesse croissant de mes écrits (dix, quinze, vingt ? en voici une liste) , que vous trouverez aisément sur mon site internet http://guy.perville.free.fr., et dont je vous envoie un échantillon. Mais en même temps j’ai eu l’impression de plus en plus étonnante d’être le seul à écrire sur ce sujet [8], comme si j’étais seul à le connaître, ce qui me paraissait tout à fait invraisemblable (d’autant plus qu’il suffisait de consulter la presse algérienne chaque 8 mai sur Internet pour en être informé).
Je me suis donc demandé pourquoi le journal auquel je suis abonné depuis longtemps, à savoir Le Monde, n’en avait jamais parlé [9]. Mais aussi et surtout pourquoi un bon nombre de mes collègues spécialistes de l’Algérie n’en ont, à ma connaissance, jamais parlé, comme s’ils pouvaient ne pas en être informés, alors qu’ils n’hésitaient pas à prendre des positions publiques contre les résurgences des mémoires coloniales (comme si elles avaient été les premières à s’exprimer). A vrai dire, je ne le sais toujours pas, et c’est pourquoi je leur pose la question. Je ne crois pourtant pas qu’ils se taisent pour camoufler leur obéissance à des consignes algériennes, mais plutôt pour se persuader qu’ils n’obéissent qu’à leur conscience personnelle, et pour suggérer aux Algériens qu’ils devraient faire de même en faisant leur propre examen de conscience. Mais ils savent très bien que l’Algérie n’a pas d’autre projet exprimé que celui d’imposer sa mémoire accusatrice aux Français, sans aucune réciprocité. On a pu en juger récemment en lisant la stupéfiante proposition de loi [10] déposée le 13 janvier 2010, et prévoyant de mettre en jugement la France pour tous les crimes qu’elle a ou aurait commis en Algérie de 1830 à 1962. Proposition de loi absolument contraire aux accords d’Evian, et sur laquelle Le Monde s’est montré remarquablement discret [11]. Il n’est revenu sur ce sujet capital qu’en publiant peu après une Libre opinion de Georges Morin, président de l’association d’amitié franco-maghrébine « Coup de soleil », intitulée « France-Algérie, la guerre des mémoires, que l’Etat français reconnaisse ses fautes ! » [12], qui remontait à la loi du 23 février 2005, mais pas au-delà. Que des militants de la mémoire aient eu ce genre de réactions, cela peut se comprendre, mais que des historiens ne s’en démarquent pas en faisant savoir que cette guerre des mémoires remonte beaucoup plus loin et qu’elle est partie d’une initiative algérienne, c’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Il ne suffit pas de renvoyer dos à dos les mémoires militantes des deux camps opposés, comme l’ont fait en 2006 les initiateurs du colloque de Lyon "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française" : encore faut-il prouver par des actes que cette volonté d’équilibre est bien réelle. Il est vrai que les historiens sont aussi des citoyens, et que les citoyens français peuvent se sentir le devoir prioritaire de parler de ce dont ils se sentent responsables en tant que tels. Mais si les politiques, les diplomates et les journalistes croient devoir se taire sur certains points, les historiens peuvent-ils et doivent-ils en faire autant ?
Pour conclure, je citerai deux auteurs malheureusement disparus. D’abord le regretté Guy Hennebelle, fondateur de la revue Panoramiques déjà citée, qui fut le seul journaliste et intellectuel français à expliquer la revendication algérienne de repentance de la France dans son introduction au numéro en question : « Mon propos en réalisant, au milieu de grandes difficultés intellectuelles, morales et financières, ce numéro, est aussi de contribuer à briser ce que j’appelle « le duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif ». (autrement dit, les Français se croient responsables de tout, et les Algériens responsables de rien, bien qu’ils soient indépendants depuis bientôt un demi-siècle). Et qui fut aussi le premier à la rejeter explicitement : « Je me suis élevé dans Le Figaro le 6 août 2001 contre la volonté du Monde de lancer la France dans une campagne de repentance sur les tortures en Algérie. Je l’ai écrit à Bachir Boumaza (...) , pour lui dire que je réprouve absolument, comme ici même Ahmed Rouadjia, l’aventure dans laquelle il cherche à lancer son pays à travers sa Fondation du 8 mai 1945 » [13]. Quant à mon maître Charles-Robert Ageron, il avait courtoisement mais fermement réfuté les allégations de cette Fondation dans un article écrit peu après que le cinquantième anniversaire des "massacres de Sétif du 8 mai 1945" ait "donné lieu en Algérie et en France à une série de commémorations largement médiatisées dans lesquelles l’histoire et les historiens français furent souvent malmenés voire disqualifiés. C’est ainsi que dans une conférence-débat donnée en Sorbonne le 4 mai 1995, un ancien ministre FLN, M. Bachir Boumaza, s’éleva contre "les tentatives révisionnistes de l’histoire coloniale française" qui visent à minimiser l’ampleur et l’horreur des massacres de civils algériens. Dans la page Histoire du journal Le Monde (n° du 14 mai 1995), un journaliste FLN qui écrit sous le pseudonyme de Ali Habib s’en est pris "aux historiens français qui se livrent depuis un demi-siècle à une bataille de chiffres morbide alors que "du côté algérien la cause est entendue", le génocide perpétré volontairement à la suite d’une provocation colonialiste aurait fait "45.000 morts, chiffre officiel". Après avoir évoqué plus précisément encore les activités de la Fondation du 8 mai 1945, Charles-Robert Ageron se proposait de "présenter ici le rappel vérifié des faits, et quelques réponses aux interrogations d’une histoire critique. Car à mon sens tous les historiens, quelles que soient leur nationalité et leur religion, professent un même culte : celui de la vérité contre tous les faux patriotiques, et n’entendent jamais renoncer à leur esprit critique" [14]. Déjà deux ans plus tôt, il avait très fermement tracé la voie qui devait être celle des historiens : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connue ni ‘l’Algérie de papa » ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [15].
Les historiens d’aujourd’hui, spécialistes de l’Algérie et de sa guerre d’indépendance, feraient bien de ne pas l’oublier.
Guy Pervillé
Pour en savoir plus...
Voir sur mon site internet http://guy.perville.free.fr, mes nombreux articles écrits depuis 2002 (au moins) sur ce sujet :
Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2002)
Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France (2003)
La production de l’histoire de l’Algérie, en Algérie et en France, après la décolonisation (2003)
La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France (2004) (texte joint à ce message)
La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ? (2004)
L’historiographie de la guerre d’Algérie, en France, entre mémoire et histoire (2004)
La date commémorative de la guerre d’Algérie en France (2004)
Les sciences historiques et la découverte tardive de la guerre d’Algérie : d’une mémoire conflictuelle à la réconciliation historiographique ? (2004)
La ”première” et la “deuxième guerre d’Algérie” : similitudes et différences (2004)
Réponse à Gilles Manceron (2005)
Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France (2005)
L’histoire immédiate de la relation franco-algérienne : vers un traité d’amitié franco-algérien ? (2006)
La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an (2006)
France-Algérie : groupes de pression et histoire (2006)
Histoire et mémoire de la décolonisation en France et en Algérie : les causes de l’échec du traité d’amitié franco-algérien (2007).
Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese : "Une note sur le ’mur des disparus’" (2007)
A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" (2007)
Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, historiens et membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (2008)
Préface au livre de Roger Vétillard, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Editions de Paris (2008)
Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2009) (2009).
Ainsi que mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 267-312.
[1] J’ai été renseigné sur ce scénario non par le général directeur du Service historique des armées, mais par le général Maurice Faivre.
[2] Notamment Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora, Sylvie Thénault.
[3] Réponse de Jérôme Clément reproduite dans le livre de Maurice Villard, La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, menaces sur l’Algérie française, édité par l’Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997, p. 33.
[4] Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, Sétif, Guelma, Kherrata. Préfaces de Mehdi Lallaoui et de Jean-Charles Jauffret, Paris, Au nom de la mémoire et Syros, 1995, 251 p.
[5] Jean-Charles Jauffret, « Archives militaires et guerre d’Algérie », actes du colloque Marseille et le choc des décolonisations, s.dir. Jean-Jacques Jordi et Emile Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996, p. 171, et note 1 pp. 176-177.
[6] Michaël-Lamine Tabakretine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, s. dir. D. Amrane, Université de Toulouse-le Mirail, septembre 2000.
[7] Ahmed Rouadjia, « Hideuse et bien-aimée, la France », Panoramiques, n° spécial intitulé « Algériens-français : bientôt finis les enfantillages ? », n°62, 1er trimestre 2003, pp. 204-214.
[8] A l’exception du livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La découverte, 2009, qui a critiqué avec pertinence la politique commémorative appliquée par l’Algérie depuis 1995, pp. 14-15. Il a eu aussi le grand mérite de distinguer très clairement ce qui s’était passé à Sétif, où une véritable insurrection a provoqué la répression, et à Guelma, où la répression à précédé et provoqué un début de soulèvement (p. 13).
[9] A l’exception d’une question d’un sondage d’opinion réalisé le 30 octobre 2004 dans les deux pays : A la question : « La France devrait-elle présenter des excuses officielles au peuple algérien concernant son comportement durant la guerre d’Algérie ? », les sondés français ont répondu Oui à 45 % et Non à 50%, les Algériens Oui à 88% et Non à 7% (5% des sondés ne se prononçant pas dans chacun des deux pays).
[10] Voir le texte reproduit sur le site Notre journal, http://www.notrejournal.info/journal/proposition-de-loi-pour-la, 28 février 2010.
[11] Isabelle Mandraud, « La mauvaise humeur d’Alger à l’égard de Paris. Un (sic) député algérien propose de juger les ‘responsables de crimes coloniaux’ », Le Monde, 11 février 2010. Seul le site Novopress.info.france, très orienté à droite, a rendu compte régulièrement de l’élaboration de ce projet depuis le 5 novembre 2009.
[12] Le Monde, 14-15 février 2010. Le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon a pris la même position.
[13] Guy Hennebelle, « Editorial ravageur », dans Panoramiques, op. cit., pp. 20 et 23.
[14] "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.
[15] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.
Wagner
le 26.05.10 à 05:29
dans q/ Et pendant ce temps là en France.
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